Pour les Néerlandais, ce film correspond à une réalité. Dans les années soixante, aux Pays-Bas, il y avait des rues semblables : des rues sans ville autour. On construisait la rue... et puis plus rien. Des habitants et des commerçants, et puis voilà.

Pour nous, Français, le deuxième film de Alex van Warmerdam tombe des nues. On croit à cette rue comme à un fantasme. Même si le réalisateur nous détrompe brutalement : lui-même a vécu dans une rue identique. Le décor n’a peut-être rien d’imaginaire, mais cette rue est quand même étrange avec son petit chemin de terre qui ne mène nulle part et sa forêt où se passent des choses bizarres.

Et les petites histoires de ces habitants ordinaires sont plutôt extraordinaires : une mère de famille se transforme en sainte, un enfant déguisé en noir se fait appeler Lumumba... Et pourquoi donc les habitants ont-ils tous des pulsions contrariées ? Ironie du sort : celui qui a un appétit sexuel vigoureux est marié à celle qui veut être chaste, et celle qui aime faire l’amour est mariée à celui qui s’en passerait volontiers.

Finalement, à quoi ressemble Les Habitants  ? L’agencement visuel de la rue, avec ses fenêtres colorées comme autant de carrés abstraits évoque Piet Mondrian. On dira aussi que c’est entre Jacques Tati et Luis Buñuel (rire-gag et grincements de dents). Entre Samuel Beckett et Jorge Luis Borgès (absurde sec et imagination foisonnante). Entre les Talking Heads et Nino Rota (rock et musique de foire). En vérité, Les Habitants ne ressemblent qu’à une seule personne : son réalisateur. Alex van Warmerdam est graphiste de formation. Il écrit et joue des pièces de théâtre (incongrues et inclassables, comme ce film) avec sa troupe Orkater : La Bosse (1978), ou Regardez les hommes tomber (1980) (1). "Orkater" est un mot inventé, contraction d’orchestre et de théâtre, dont la traduction française serait à peu près "orchâtre". Alex Van Warmerdam aime se trouver au croisement de diverses influences. Tellement diverses que chacun y trouvera ce qu’il veut.

Dans cette rue où tout le monde épie tout le monde, Les Habitants tourne à la fable sur le voyeurisme. Fable cocasse qui prend, par instants, des allures dramatiques lorsque le facteur ouvre le courrier et finit par entrer dans l’intimité secrète de chacun. La rue est l’objet de la fable.

Mais Les Habitants tient aussi du conte : la forêt, toute proche, mystérieuse, dense et obscure, est le lieu où se libèrent, enfin, les frustrations. Avec son petit lac, c’est le lieu de l’initiation à l’amour et à la mort. Forêt-symbole (2) ? Les Habitants est un film entre deux mondes, un film entre les mailles du temps. Dans la première scène, un couple et son enfant posent devant un photographe qui les incite à sourire "en pensant à l’avenir". Puis, le réalisateur nous bloque dans cette rue et ses environs, comme si le temps s’était figé avec l’arrêt de toute construction. Enfin, au dernier plan, la caméra s’éloigne définitivement de la rue pour s’enfoncer dans la forêt. Les arbres envahissent l’écran et nous laissent dans le noir complet. Le temps n’existe plus, et l’espace s’estompe. Retour à notre réalité. Oui, mais laquelle ?

Philippe Piazzo
Jeune Cinéma n°235, janvier 1996

1. Rien à voir avec le premier film de Jacques Audiard, Regarde les hommes tomber (1994), sinon qu’il a emprunté le titre à ce spectacle.

2. Au théâtre, sa troupe Le Chien mexicain avait joué La Sainte Trinité, où il y avait, comme ici, un chasseur aveugle, un noir échappé d’une exposition coloniale et une forêt où les héros allaient précisément chercher le"secret de la femme" (son sexe).

* Cf. aussi "Les Habitants", Jeune Cinéma n°349, décembre 2012.

Les Habitants (De noorderlingen). Réal, sc : Alex Van Warmerdam ; ph : Marc Felperlaan ; mont : René Wiegmans ; mu : Vincent Van Warmerdam. Int : Alex Van Warmerdam, Jack Wouterse, Annet Malherbe, Rudolf Lucieer, Loes Wouterson, Theo Van Gogh, Henri Garcin (Pays-Bas, 1992, 108 mn).