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Rivette, Jacques (1928-2016) (e)
Entretien avec Luce Vigo-Sand (1969)
publié le mercredi 13 septembre 2023

Rencontre avec Jacques Rivette (1969)

À propos de L’Amour fou
Jeune Cinéma n°36, février 1969


 


Jeune Cinéma : L’Amour fou surprend après La Religieuse (1966) dans la mesure où votre deuxième film donnait un peu l’impression d’un cinéma assez conventionnel, ce qui n’est pas du tout le cas de votre dernier film. Que s’est-il passé entre les deux films ?

Jacques Rivette : Il y a une part de réaction évidente. Comme je ne fais pas beaucoup de films, chaque fois j’essaie que ce soit aussi différent que possible, quitte ensuite à m’apercevoir que les différents projets ont finalement beaucoup plus de points communs que prévu. Et puis je n’étais pas content de La Religieuse, car ce que j’avais voulu faire n’a pas vraiment abouti (1). Le film a été très long à se faire, surtout au stade de la préparation : il y a eu cinq ans entre le moment où j’ai commencé à y penser et à y travailler, et le moment où il a été tourné. Le tournage, lui, a été relativement rapide, puisque ce n’était pas un film à gros budget, et nous avons été très noyés par des problèmes matériels, ce qui a provoqué un gros décalage entre le travail de réflexion sur le projet et sa concrétisation.
Il faut dire que c’était un film très ambitieux : d’abord au stade du sujet, ne serait-ce que d’essayer de remettre en circulation le livre de Denis Diderot (là, j’ai réussi !) Puis je voulais tenter d’en faire une lecture contemporaine, tout en lui gardant son cadre historique - puisque anecdotiquement cela n’avait pas de sens de sortir l’histoire de ce cadre -, de façon à voir ce qui, à travers la trame du roman, pouvait encore nous concerner. J’avais aussi un troisième niveau d’ambition, très formel, concernant la mise en scène. Je la voulais à la fois, en apparence, extrêmement classique et extra-lucide, et en même temps profondément liée à des pensées que j’ai toujours sur la modernisation et que je n’ai pas eu envie, jusqu’à présent, de manifester agressivement, mais d’une façon très masquée, par un jeu de décalages entre des éléments qui ont l’air classiques et traditionnels : dans une construction classique ils sont utilisés à plat. Dans La Religieuse, j’ai essayé - et je sais que je n’ai pas réussi -, d’alterner un jeu volontairement stylisé et un jeu plus naturaliste, ou carrément "théâtral", en filmant de différentes façons, soit très fixe, soit au contraire très mouvante, et en utilisant le son d’une manière plus ou moins réaliste. Tout cela, pour être complètement maîtrisé, aurait demandé plus de talent que j’en ai, et certainement plus de temps.


 

J.C. : Vous avez continué cette recherche, en la poussant beaucoup plus loin, avec L’Amour fou ?

J.R. : C’est ma grande obsession, et j’ai envie de poursuivre encore maintenant cette sorte d’enquête personnelle dans pas mal de directions. Déjà dans mon premier film, Paris nous appartient (1961), cette recherche existait mais d’une façon inconsciente et assez velléitaire au stade narratif du scénario. J’avais essayé déjà de croiser des personnages représentant chacun un univers différent - non seulement de les croiser mais de les cogner un peu les uns contre les autres - et de voir ce qu’il se passait. En fait, le résultat était plutôt catastrophique.
Mais très franchement, je suis assez content de L’Amour fou. Je crois que la marge de décalage entre l’intention et la réalisation se pose beaucoup moins que dans Paris nous appartient ou La Religieuse, puisque justement le principe, au départ, était de ne pas avoir de préméditation dans le détail. Les intentions étaient purement globales, ainsi on a déjà moins le sentiment d’avoir échoué à transmettre quelque chose, puisqu’à l’origine il s’agissait seulement d’aller dans une certaine direction.


 

J.C. : Peut-on penser que vous vous exprimez à travers Sébastien ?

J.R. : Non, je ne crois pas. Je pense que c’est Jean-Pierre qui parle, peut-être en partie influencé par l’ensemble des conversations que nous avions eues entre nous. Avant de commencer de tourner, nous nous sommes tous beaucoup vus ; il y a eu tout un travail de discussions, de mise en commun de toutes les idées que nous pouvions avoir, Jean-Pierre Kalfon, Bulle Ogier, moi, et certains autres comédiens.

J.C. : Les acteurs s’expriment donc dans le film avec leurs propres mots ?

J.R. : Oui. Pour des raisons pratiques, nous avions quand même un cadre narratif, qui tenait en une trentaine de pages et que nous avons suivi au tournage. Mais au dernier moment, si Jean-Pierre avait envie de dire une chose de façon différente, ou de dire tout autre chose, on allait dans cette direction-là. Beaucoup de scènes ont été tournées une seule fois - parce que c’était de l’improvisation pure -, ou tournées plusieurs fois de façon très différente et j’ai choisi ensuite. Certains moments ont été plus fixés dans la mesure où ils représentaient des sortes de pivots narratifs. Ils ont été davantage discutés, mis au point de façon précise, écrits trois ou quatre fois, non pas à l’avance, mais après que les comédiens eurent déjà fait une sorte de premier essai avec leurs mots à eux, leur façon naturelle de se placer. Vous avez pu voir que le film était cadré très large, de façon à ce que les acteurs aient une grande marge de possibilités. Vers la fin surtout, l’opérateur a dû se débrouiller pour les suivre.


 

J.C. : Avez-vous eu le sentiment de trouver une expression cinématographique nouvelle ?

J.R. : Non. J’ai eu l’impression, peut-être dans un cadre un peu différent, de reprendre le principe de méthodes déjà utilisées, pas Jean Renoir, d’une certaine façon, ou John Cassavetes, qui a l’air pourtant de faire quelque chose de très différent. Shadows (1959) ou Faces (1968) ont été tournés dans cet esprit. Et puis il y a des films de Jean Rouch, peut-être pas très réussis au stade du spectateur, mais tout à fait passionnants en tant qu’expérience, comme La Punition (1962). Qu’il ait plus ou moins abouti sur le plan final n’a pas grande importance. C’est ce côté de "lâchez tout" complet de quelques comédiens à moitié amateurs devant une caméra qui est fascinant. J’avais pensé moi-même beaucoup à faire un film de cette façon, quitte à ce que cela donne quelque chose de tout à fait différent, bien sûr, puisque je ne suis ni Jean Renoir, ni Jean Rouch, ni John Cassavetes, et que les comédiens que j’avais avec moi étaient également différents. La part des comédiens est énorme. Le film part de l’envie de faire un film avec eux, avec Jean-Pierre Kalfon et Bulle Ogier.


 


 

J.C. : Avez-vous tourné votre film en noir et blanc pour des raisons économiques ? ou dans une optique de recherches plastiques ?

J.R. : Comme le film jouait plastiquement sur la transparence de la pellicule 35, et la granulation 16, nous aurions pu le faire aussi bien en couleurs, mais cela aurait coûté proportionnellement beaucoup plus cher, puisque c’est un film à très petit budget. Le noir et blanc permettait de tourner en 4 X.

J.C. : Est-ce seulement la différence de matière qui vous a fait choisir 2 formats, ou des raisons de commodité ?

J.R. : Au départ je pensais davantage à la différence de manipulation des caméras, la 35 impliquant des mouvements d’appareil assez lourds, calmes, permettant des cadres larges et tranquilles, et la 16 des gros plans ou des zooms. Ensuite est intervenue la différence de matière, mais je trouve que l’agrandissement du 16 est presque trop réussi, il n’y a pas assez de grains.


 

J.C. : On s’explique assez mal, dans votre film, la présence de André Labarthe...

J.R. : C’est un peu une convention : elle me permet d’avoir une forme de justification narrative dans l’utilisation du 16 mm, pou l’anecdote. Et puis l’année d’avant, j’avais fait une série d’émissions sur Jean Renoir, dans le cadre de "Cinéastes de notre temps", de Janine Bazin & André Labarthe, et la première idée du projet était venue de là. André Labarthe y a été mêlé inconsciemment dès le début. Je trouve que la présence d’un intermédiaire entre la caméra et la matière du reportage permet d’avoir, d’une façon peut-être un peu facile, une sorte de provocation, que j’avais d’ailleurs prévu de pousser beaucoup plus loin. Dans le projet initial, et en partie dans ce qui a été tourné, il intervenait beaucoup plus vis-à-vis de Marta et de son passé avec Jean-Pierre. On a laissé tomber parce que cela devenait trop signifiant, de façon très massive, au premier degré. Je pensais souligner que la crise actuelle de Jean-Pierre, la rupture avec Claire, c’était la répétition de celle qu’il avait vécue avec Marta deux ou trois ans auparavant.


 

Pour moi, L’Amour fou est un film sur la répétition. D’abord par les répétitions de théâtre qui impliquaient un travail de répétition perpétuelle du texte. Ensuite Sébastien est un être qui vit, comme presque tout le monde j’en suis persuadé, dans la répétition. Nous sommes prisonniers de certains schémas, inconscients peut-être, qui font que vis-à-vis de personnes différentes, dans des situations apparemment différentes les choses finalement se terminent toujours de la même façon, car soi-même on les pousse à revenir à la situation de base. Cette idée-là est maintenant noyée dans le film, car nous avons choisi d’éliminer tout ce qui était référence directe à ce fait. Il n’y avait aucune raison pour que Sébastien ni Marta en parlent. Sébastien est en train de le vivre, il ne s’en aperçoit peut-être que tout à fait à la fin et justement à ce moment-là il ne dit plus rien. À qui, d’ailleurs, pouvait-il le dire dans le film ? Marta est plus consciente de ce qui est en train d’arriver à Sébastien, car elle le regarde, et elle a d’avantage réfléchi sur ce qui s’est passé entre eux, alors que lui a refusé nettement la réflexion. Mais là encore, à qui pourrait-elle le dire ? Pas à André Labarthe naturellement, ni même à Sébastien. Un moment, j’avais prévu qu’elle essayait de le lui dire et qu’elle n’y arrivait pas car elle se rendait compte qu’elle ne pouvait rien pour lui.


 

J.C. : Le montage est-il également un travail d’équipe ?

J.R. : Avec les monteuses, oui, mais avec les acteurs pas tellement. Le montage, c’est le moment de la reprise de tous les éléments, il s’agit de voir ce qui a été filmé non plus en fonction des intentions mais en fonction de que l’on va avoir sur l’écran. Il ne s’agit pas tant de prendre du recul que de considérer cette matière comme si c’était quelqu’un d’autre qui l’avait faite et dans cette optique le point de vue des acteurs serait plus gênant qu’autre chose. Il faut donc revoir brusquement tout ce qu’on a filmé en compagnie de personnes ayant un regard tout à fait neuf.

J.C. : Êtes-vous satisfait de la façon dont les acteurs cherchent à interpréter Andromaque ? Cette absence de passion gêne un peu...

J.R. : Il s’est passé deux choses qui se sont un peu contrariées, d’une part l’ambition de Jean-Pierre - avec lequel j’étais tout à fait d’accord -, de prendre des acteurs vierges de tout préjugé par rapport au texte, et d’autre part le fait que Jean-Pierre ait malheureusement eu trop peu de temps pour ce travail, ce qu’il assumait complètement car je me contentais de filmer. Comme Sébastien le dit à plusieurs reprises, il aurait fallu trois mois. Dans le film, on dit que les répétions prennent trois semaines, et il y a eu six jours de tournage. Dans ces conditions, et avec en plus l’équipe de cinéma, même discrète, autour de soi, Jean-Pierre ne pouvait pas aller très loin dans un travail approfondi sur Andromaque. Pour garder une grande densité dans une façon de dire le texte de Racine, qui refuse l’éclat, l’extériorisation, la signification par l’intonation, il faut soit des gens très forts, soit beaucoup de travail. Jean-Pierre avait pris surtout des copains et j’avoue que ce côté bande de gens qui se connaissent bien, qui ont des affinités entre eux, ne me déplaît pas. Et je trouve que certains acteurs donnent déjà l’idée de ce que pourrait être une représentation de Andromaque à l’intérieur de ce principe-là. Célia, qui joue le rôle d’Andromaque, est d’emblée d’une justesse absolue. Si Jean-Pierre avait pu aller au bout de son travail, elle aurait fait une Andromaque très convaincante, et Jean-Pierre, un Pyrrhus très intéressant. Certaines idées auraient soit disparu, soit trouvé une forme moins agressive, moins spectaculaire : par exemple cette façon de marquer le texte en frappant d’abord dans les mains, ou en se servant ensuite d’instruments de percussion, Jean-Pierre voulait obliger ses comédiens amateurs à penser leur texte, à séparer chaque bloc de mots. Il n’a jamais été prévu qu’ils feraient une représentation géniale la pièce, mais d’essayer d’échapper à une espèce de lecture toute faite. Et je pense que cela passe assez bien cette façon de se poser des problèmes et de remettre en question les solutions trouvées.


 

J.C. : Dans quelle mesure, dans ce film, des interférences personnelles entre les comédiens ont-elles pu modifier l’histoire ?

J.R. : C’est peu important. Évidemment, les comédiens ont en partie investi des choses personnelles, et il y a peut-être eu des moments où on allait un peu tourner au bord du psychodrame, mais c’est resté très personnel pour chacun. Au départ, j’avais fait très attention de m’engager dans cette histoire avec deux acteurs se connaissant très bien, ayant entre eux des affinités de vocabulaire, de gestes, de private jokes, mais qui n’étaient pas du tout un couple réel, donc sans répercussion sur leur vie. Il y avait forcément, pour les acteurs, une part de retour sur soi, c’était même ce qui les intéressait, surtout Jean-Pierre - cette façon de se mettre en cause à l’intérieur d’une fiction. Faire le film avec un couple réel m’aurait personnellement assez déplu. Je ne dis pas qu’on n’a pas le droit de le faire, je pense qu’on a tous les droits, à condition d’être lucide et conscient, au départ de ses actes.


 

J.C. : On remarque, dans L’Amour fou, l’absence totale d’allusion à des problèmes politiques et sociaux.

J.R. : C’est en partie volontaire. J’avoue qu’il n’y a rien qui me dégoûte plus que le fait de donner un alibi de conscience politique ou sociale à des histoires quand même très subjectives, en plaquant brusquement au milieu une réflexion sur le Vietnam ou la révolution. Je m’étais posé la question, avant de faire le film, en y répondant presque aussitôt par le refus. Et ni Bulle Ogier ni Jean-Pierre Kalfon n’ont eu envie d’en parler devant la caméra. Évidemment, on aurait pu concevoir un tout autre personnage : au moment où Claire se sent un peu paumée et seule, au lieu de chercher un chien, elle aurait pu brusquement faire la quête pour les Vietnamiens. Cela n’aurait pas eu plus de valeur.

Propos recueillis par Luce Vigo-Sand
Jeune Cinéma n°36, février 1969

* Cf. "L’Amour fou", Jeune Cinéma n°36, février 1969.

1. Cf. "La Religieuse", Jeune Cinéma n°15, mai 1966.
Cf. aussi "Le vrai visage de la censure", Jeune Cinéma n°16, juin 1966.
Et "Retour (laïc) sur La Religieuse" Jeune Cinéma n°387, mai 2018.


L’Amour fou. Réal : Jacques Rivette ; sc : J.R. & Marilù Parolini ; ph : Alain Levent (35 mm), et Étienne Becker (16 mm) ; mont : Nicole Lubtchansky & Anne Dubot ; mu : Jean-Claude Éloy. Int : Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Michèle Moretti, Maddly Bamy, Yves Beneyton, Dennis Berry, Liliane Bordoni, Celia, Michel Delahaye, Josée Destoop, Françoise Godde, Didier Léon, Claude-Eric Richard, André S. Labarthe, Étienne Becker (France, 1967, 252 mn).



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