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Ibis rouge (l’) (1975)
de Jean-Pierre Mocky
publié le mercredi 13 septembre 2023

par Claude Benoît
Jeune Cinéma n°88, juillet 1975

Sorties les mercredis 21 mai 1975 et 13 septembre 2023


 


Le cinéma comique de Jean-Pierre Mocky est un cinéma de l’insolite, de l’invention, du désordre organisé. Avec L’Ibis rouge, comme auparavant avec Snobs (1961), L’Étalon (1970) ou Chut ! (1972), rompant tous les ponts avec le comique auquel les spectateurs français sont habitués, il pratique le refus des traditions et le bouleversement des règles. On trouve dans le cinéma comique français deux règles immuables. Premièrement, les films comiques racontent une histoire drôle ou prétendue drôle, construite selon la logique la plus plate, et qui, sous des apparences burlesques ou non-sensiques, se révèle généralement linéaire. Deuxièmement, on y emploie toujours des comédiens très connus du public (grâce à la télévision, pour les acteurs de second plan), dans un registre fixé à l’avance.


 

Jean-Pierre Mocky déroge volontairement à ces deux règles. Le scénario pour lui n’est qu’un prétexte : il n’y a pas une histoire, il y a des histoires, parallèles, distinctes, qui, si elles se rejoignent, le font au petit bonheur la chance, dans le délire le plus étourdissant. Quant aux acteurs comiques, il les emploie dans des rôles inattendus, créant un profond décalage entre ce à quoi le public s’attend, et ce à quoi il assiste. Dans ses films comiques, il n’y a plus d’acteurs (même s’ils ont pour nom Bourvil, Jacques Dufilho ou Michel Galabru), il y a des personnages. Dans L’ibis rouge, d’ailleurs, il y a de sacrés personnages, et des histoires abracadabrantes.


 

Premier personnage : Jérémie (Michel Serrault), employé à la Sécurité social, vieux garçon maniaque qui vit dans un appartement douillet. Étrangleur à ses heures, l’ibis (cet oiseau échassier d’Afrique dont l’hiéroglyphe noire orne majestueusement son écharpe rouge), c’est lui. Il étrangle des femmes parce qu’enfant, il n’a jamais pu mettre la main sur la poitrine volumineuse de son professeur de piano. Homosexuel latent, en tuant un homme par erreur, à la fin du film, il réussit ce qu’aucune psychanalyse n’aurait pu réussir : il épouse la femme d’un autre type étranglé, une bêcheuse, seul personnage dramatique du film, et par conséquent condamné par le cinéaste, et il deviendra le papa de gentils petits Français.


 

Second personnage : Raymond (Michel Galabru), représentant en liqueurs, fut autrefois un as du tango. Parce que sa femme (la bêcheuse signalée plus haut) ne l’aime plus, il boit, il mange, il joue. Et il perd. Son histoire, c’est la seconde histoire du film - la première étant celle de l’étrangleur -, celle d’une course haletante pour à la fois trouver de l’argent afin de rembourser sa dette, et ne pas perdre sa femme. Remarquons que Jean-Pierre Mocky, en faisant jouer Michel Galabru sur un double registre, comique et sérieux, provoque chez le spectateur un atroce malaise -, c’est le seul héros auquel on peut s’identifier.


 

Troisième personnage : Zizi (Michel Simon), une vieille loque sympathique qui tient un kiosque à journaux aux alentours du canal Saint-Martin. Fabulateur, mythomane, philosophe taquin, Zizi s’accuse d’être l’étrangleur pour qu’on parle de lui, au soir de sa vie. Enfermé dans la cellule d’une prison, il tue Raymond dans un accès de colère, et est considéré comme l’étrangleur par les policiers, aussi stupides ici que dans tous les autres films de Jean-Pierre Mocky.


 

Ajoutons à cette brochette savoureuse, un Auvergnat patron d’un restaurant grec, un titi noir sapé comme un prince, un général de char qui organise un banquet de gueules cassées (ce qui nous vaut une séquence d’une férocité inégalée), un aristo qui joue aux échecs avec des échantillons de liqueurs, des truands grotesques, une hippopotamesque diva aux cordes vocales maltraitées, et un journaliste de radio et de télévision joué par Jean-Pierre Mocky lui-même (on l’aperçoit et on l’entend à plusieurs moments).


 

À partir de ces personnages, le réalisateur tisse une série d’intrigues extravagantes, sans queue ni tête, qui se chevauchent, bifurquent, se rejoignent, bifurquent à nouveau, partent dans tous les sens, et aboutissent à une hécatombe désopilante. Le cinéaste, qui a réalisé Solo (1970), L’Albatros (1971), L’Ombre d’une chance (1973), est aussi un auteur comique (1). Il mène ses films à sa manière, qui est sans équivalence connue, sauf peut-être aux États-Unis avec Billy Wilder. Il ne se contente pas de faire bouger des acteurs. Il crée un univers, il construit un décor, il raconte une histoire qui est plus qu’une histoire : une divagation contrôlée.


 

L’Ibis rouge ne ressemble à aucun autre film comique français, et il en sort pourtant tout un tas chaque année. Même à l’intérieur du genre le plus usé de notre cinématographie nationale, Jean-Pierre Mocky affirme son originalité, sa singularité, sa différence. Cette fidélité à soi-même est si rare chez nos cinéastes qu’il faut la souligner et ne pas craindre de répéter encore et encore, jusqu’à ce que cela soit admis, que son cinéma est un cinéma novateur, inventif, fécond, bref un cinéma en avance.

Claude Benoît
Jeune Cinéma n°88, juillet 1975

1. "L’Albatros", Jeune Cinéma n°58, novembre 1971.

* Cf. aussi "Jean-Pierre Mocky et la profession", Jeune Cinéma n°102, avril 1977.


L’Ibis rouge. Réal : Jean-Pierre Mocky ; sc : J.P.M. & et André Ruellan, adapté d’une nouvelle de Fredric Brown ; ph : Marcel Weiss ; mont : Delphine Desfons & Michel Saintourens ; mu : Eric Demarsan. Int : Michel Serrault, Michel Simon, Jean Le Poulain, Jean-Claude Rémoleux, Michel Galabru, Évelyne Buyle, Michel Francini, Dominique Zardi, Georges Lucas, Antoine Mayor, Caroline Silhol (France, 1975, 90 mn).



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