par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°424-425, septembre 2023
Sélection de la Quinzaine des cinéastes 2023 au Festival de Cannes 2023
Sortie le mercredi 20 septembre 2023
Au Maroc, la beauté de paysages est inégalée, les tournages de films étrangers y sont nombreux, et, cela, depuis le tournage du Chevrier marocain par un opérateur Lumière en 1897. Le cinéma national marocain, lui, a mis du temps à se mettre en place, et, même s’il y a eu création d’un Centre cinématographique sous le protectorat français (1912-1955), il a fallu attendre l’indépendance du pays, en 1956, pour en voir émerger des cinéastes.
Le premier film marocain parvenu en France, ce fut, au Festival de Hyères 1971 (1), Traces de Hamid Benani (1970), formé à l’IDHEC. La première sélection d’un film marocain au Festival de Cannes, c’est en 1978, avec Alyam, Alyam de Ahmed El Maânouni, également Grand Prix du Festival de Mannheim à l’automne de la même année (2). La création du Festival international du film de Marrakech, en 2001, a évidemment fait évoluer la visibilité du cinéma marocain. Pourtant, même si un certain nombre de réalisateurs sont repérés, comme Nabil Ayouch, Hicham Ayouch ou Maryam Touzani, il est mal connu dans son ensemble.
Faouzi Bensaïdi, né en 1967, metteur en scène de théâtre, amateur de Shakespeare, formé partiellement à Paris, lui, est bien reconnu par les festivals. Il a été sélectionné et primé à Namur dès son premier court métrage, La Falaise, (1999), et à Cannes, dès son premier long métrage, Mille mois (2003). Il a aujourd’hui neuf films à son actif. Mais cette reconnaissance des festivals n’assure pas le succès public, ni même un repérage des cinéphiles. Avec Déserts, le cinéaste pourrait trouver une véritable renommée.
Mehdi et Hamid sont des employés d’une agence de recouvrement de crédits de Casablanca. Ils voyagent en voiture à travers le grand Sud, de villages en villages, pour récupérer l’argent des emprunts faits par des familles misérables et surendettées. Eux-mêmes, promus auto-entrepreneurs, surexploités et roulés dans la farine par leur employeur, sont un peu minables, avec des tas de problèmes personnels, et leur affaire ne marche pas bien.
Mais ils essayent d’être pris au sérieux, menaçants, impitoyables. On assiste à diverses interventions, à la fois cocasses et pathétiques, une confrontation marrante d’un capitalisme financier caricatural et d’une population extrêmement démunie, parfaitement insolvable, donc inatteignable. On découvre un pays quasi sauvage et très pauvre, et un peuple contraint par des coutumes archaïques donc contournées, dépeints avec une ironique malice par Faouzi Bensaïdi. Souvent, on est obligé de rire.
Un jour, dans une station d’essence, au milieu de nulle part, ils rencontrent un troisième homme à moto, un chasseur de prime improbable, qui les déroute de leur mission financière, transformant leur voyage en engagement moral.
Ce n’est ni un road movie, ni une satire, ni une fable politique, ce n’est pas non plus un western décalé, ni, malgré les paysages somptueux, une sorte de Lawrence d’Arabie non-épique. C’est un film unique et non-genré.
Ces deux petits hommes qui, après avoir labouré le désert d’un bout à l’autre, et y avoir tourmenté d’autres petits hommes, contemplent ce désert, tous ces déserts humains de la condition humaine, immobiles, perdus, minuscules, c’est grandiose.
Déserts est un très grand film métaphysique, sans dieux. Après le tremblement de terre du 9 septembre 2023 qui a ravagé la région de Marrakech, on est tenté par une relecture du film. On le perçoit alors, de façon un peu confuse, comme prémonitoire.
Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°424-425, septembre 2023
1. Cf. "Hyères 1971", Jeune Cinéma n°56, juillet 1971.
2. "Alyam, Alyam," Jeune Cinéma n°123, décembre 1979.
Déserts. Réal, sc : Faouzi Bensaïdi ; ph : Florian Berutti ; mont : F.B. & Véronique Lange ; son : Amouzoune Abderazak ; déc : Véronique Sacrez ; cost : Capucine Landreau. Int : Fehd Benchemsi, Abdelhadi Taleb, Rabii Benjhaile, Hajar Graigaa, Nezha Rahile, Nordine Saaden, Faouzi Bensaïdi, Mohamed Choubi, Brahim Khai (France-Allemagne-Maroc-Belgique, 2023, 126 mn).