Hyères 1978
14e édition
publié le mercredi 20 septembre 2023

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°115, décembre 1978


 


Le Festival du jeune cinéma est né à Hyères il y a dix ans. Transplanté par la suite à Toulon, il s’y était, semble-t-il, assez mal acclimaté. De retour à Hyères l’an dernier, il retrouve son terreau d’origine avec un bonheur qui est plus évident encore cette année-ci.
À Toulon, on pouvait lui reprocher d’être sans contact avec la ville, avec la vie. À Hyères, il répond, à l’évidence, au besoin d’un public local affamé de bon cinéma : presque chaque soir on refusait du monde, et même dans la journée, contrairement à l’habitude des festivals, la salle était pratiquement pleine. Ainsi la municipalité d’Union socialiste, élue en 1976 et qui, d’ailleurs, a fait de Gabriel Perisset, président-fondateur du festival, son maire-adjoint aux activités culturelles, foin de faire là une opération de prestige, a tout simplement répondu à une demande de ses électeurs.Ceci est primordial, mais n’empêche pas que le Festival d’Hyères mérite un prestige national.

Il comporte deux sections.
L’une est dénommée "Cinéma différent". Si elle s’adresse à un public limité, elle n’en est pas moins une des rares occasions en France de voir des films qu’on pourrait appeler, par assimilation, "non-figuratifs", bien que les données de création et de public rendent le cinéma peu assimilable à la peinture. On regrette de ne pas avoir trouvé les ponts entre ce "cinéma différent" et le cinéma-tout-court que sans doute, à l’origine, cette manifestation entendait jeter. Mais ce cinéma existe, il faut qu’il soit montré.

L’autre section, dite "Cinéma d’aujourd’hui" révèle de beaux films. Peu ont été déjà vus. Beaucoup de films venaient de Locarno, mais pour ce qui concerne les films venus de France, tout était inédit à l’exception de l’excellent film du Hongrois Ferenc András, Le diable bat sa femme, montré au Festival de Paris en 1977 (1).


 

Dans la sélection de cette année, on compte peu de films "ratés" - on citera notamment La lyre du délire de Walter Lima Jr (2) ou Neige de Printemps du Suisse Markus lmhoof (3).


 


 

Des films graves et chargés de sens, qui dissipent l’atmosphère un peu mondaine et frivole du festival d’Hyères dans ses premières années. Ainsi, après Berlin, mais avant Paris, La mort est mon métier de Theodor Kotulla (4), qui suit pas à pas la carrière d’un petit nazi devenant grand chef d’un camp d’extermination, dans un style dépouillé, didactique, à la Bertolt Brecht, et qui en fait l’antidote des fumées toxiques de Hans-Jürgen Syberberg préférées par le Festival de Cannes (5).


 

Ainsi, analysant aussi les mécanismes du fascisme, mais cette fois au niveau de ceux d’en bas, Volontaires pour une destination inconnue de l’italien Alberto Negrin, qui, à travers le cas (réel) de "volontaires" embauchés pour l’Afrique et dirigés vers la guerre d’Espagne, rend compte de la perte d’identité politique dans un régime qui exploite la misère (6).


 

Le film algérien Leila et les autres de Sid Ali Mazif (1977) n’a sans doute pas de grandes ambitions esthétiques, mais c’est un travail rudement utile et salubre, qui met à nu, pour provoquer les sursauts libérateurs, la condition des femmes brimées par les carcans pseudo-islamiques (7).


 

C’est une femme aussi (une photographe à la pige) qui est au centre du film de la jeune cinéaste ouest allemande Helke Sander dans son film Personnalité réduite de toute part (1978). Le titre en dit assez le propos. La méthode, proche de celle de Alexander Kluge fait leur place à de larges pans quasi-documentaires, et dans aucun film, on n’a ressenti aussi fortement la vie étrange de Berlin, métropole de frontière, mal lavée de la guerre (8).


 

Mais dans cette sélection bien équilibrée l’imaginaire ou l’intimisme ont aussi leur place en face de ces films à résonance politique et sociale. C’est la très raffiné La Mort au travail (1978) déjà cité par nous à l’occasion du Festival de Locarno, qui place Gianni Amelio au premier rang d’une troisième génération de cinéastes italiens (9).


 

On a remarqué le film yougoslave La vie amoureuse de Vladimir Bujkovic, mis en scène par Dejan Karaklajic, (1977) où certes un foisonnement de tableaux de genre (tous savoureux d’ailleurs) laisse parfois se perdre la ligne du récit, mais ne laisse pas oublier l’insolite de cette famille dingue de constructeurs de ponts, travailleurs nomades obsessionnellement amoureux de leur métier, ni la timide expérience amoureuse du petit Lubomir qui doit choisir entre les ponts familiaux et une fille qu’il aime (10).


 

Surtout, c’est la révélation surprenante que, dans la Tchécoslovaquie normalisée, on peut encore faire des films : Rêves en rose du Slovaque Dusan Hanak : l’amour d’une petite tzigane et d’un petit facteur "blanc" contre lequel se conjuguent deux racismes. Un personnage (le petit facteur) réveille nos souvenirs chapliniens, toujours un pied dans le réel et un pied dans le rêve, et on ne sait jamais sur lequel on est (11).


 

Le jeune cinéma français est peu représenté - ce qui s’explique fort bien, aussi près, dans le temps, du Festival de Cannes, où la section Perspective du cinéma français a "usé" beaucoup de films. Mais Certaines nouvelles est un film intéressant où Jacques Davila (1976) nourrit du vécu de sa jeunesse un tableau sans schématisme, mais sans équivoque quant à ses choix (quelques pieds-noirs nostalgiques ne s’y sont pas trompés) du milieu français d’Algérie à la fin de la guerre (12).

Faut-il après cela parler de - à l’image d’une ville où on sait vivre -, de la facilité des rencontres dans un tel cadre, de la qualité de l’information fournie au journaliste ? Bien sûr.


 

Mais alors il faut aussi aborder le point noir : l’exécrable "qualité" de la projection. Il paraît que c’est l’habitude. Mais, au point où c’est cette année, sûrement l’habitude ne durera pas. Cela n’a pas empêché Personnalité réduite de toute part d’obtenir le Grand Prix. Quel bon jury !

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°115, décembre 1978

1. Le Diable bat sa femme et marie sa fille (Veri az ördög a feleségét) de Ferenc András (1977). Ferenc András, né en 1942, a réalisé près d’une trentaine de films, dont deux, dans les années 1980, sélectionnés à San Sebastián et à Berlin. Aucun de ses films n’est jamais sorti en salle en France.

2. La Lyre du délire (A Lira do delirio) de Walter Lima Jr (1978). Le film a ensuite été présenté au Festival des 3 Continents 1982, dans un Panorama du cinéma brésilien. Mais il n’est jamais sorti en France. Walter Lima Junior, né en 1938, a été l’assistant de Glauber Rocha sur Le Dieu noir et le Diable blond (1964)

3. Titre original : Tauwetter de Markus lmhoof (1977). Le film n’est jamais sorti en France.

4. La mort est mon métier (Aus einem deutschen Leben) de Theodor Kotulla (1977). Le film n’est jamais sorti en France. Cf. "Entretien avec Theodor Kotulla", Jeune Cinéma n°115 décembre 1978-janvier 1979. Cf. aussi
"La Mort est mon métier", Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014.

5. Allusion à Hitler, un film d’Allemagne (Hitler, ein Film aus Deutschland) de Hans-Jürgen Syberberg (1977), sélectionné au Festival de Cannes 1978, dans la section Un certain regard, dont c’est la 1ère édition.

6. Volontari per destinazione ignota de Alberto Negrin (1978 est un téléfilm, jamais sori en salle.

7. Leila et les autres de Sid Ali Mazif (1977) a été très bien reçu en Algérie, mais n’est jamais sorti en France.

8. Personnalité réduite de toutes parts (Die Allseitig reduzierte Persönlichkeit - Redupers) de Helke Sander (1978) a été sélectionné et récompensé au Forum de la Berlinale 1978. Il est sorti en France le 20 juin 1979.

9. La Mort au travail (La morte al lavoro) de Gianni Amelio (1978) est un téléfilm, Prix FIPESCI au Festival de Locarno 1978. Il n’est sorti en salle en France.

10. La vie amoureuse de Vladimir Bujkovic (Ljubavni zivot Budimira Trajkovica) de Dejan Karaklajic, (1977). le film n’est sorti qu’en Yougoslavie et en Allemagne de l’Est.

11. Rêves en rose (Ružové sny) de Dušan Hanák, (1977) est sorti en France le 23 novembre 1983, et, en version restaurée, le 2 mai 2012.

12. Certaines nouvelles de Jacques Davila (1976), Prix Jean-Vigo 1979, est sorti en France le 12 mars 1980.



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