par Étienne Ballerini
Jeune Cinéma n°140, février 1982
La manifestation hyéroise, à l’occasion de sa 17e édition, a débuté sous le signe du changement. Un changement de décors pour les projections dans des locaux remis neuf, par la municipalité et deux heureuses initiatives : l’entrée gratuite pour la section Cinéma différent, ainsi que pour les séances de la matinée de la section Cinéma d’aujourd’hui. Après un départ timide, le public local a répondu nombreux.
Cependant, il faut regretter un palmarès assez conservateur qui a consacré le triomphe du cinéma occidental. N’aurait-il pas été plus dans la logique de ce festival d’être plus réceptif vis-à-vis des autres cinématographies ? Le prix attribué à Margarethe von Trotta (pour un excellent film d’ailleurs) ajoutera-t-il a sa notoriété après le lauriers qu’elle vient de recevoir à Venise ? (1)
La sélection Cinéma différent accueillait cette année encore une bonne quarantaine de productions de tous pays elle était complétée par un "panorama" des meilleures productions du genre. Ce fut l’occasion par exemple de revoir des films de Andy Wahrol et aussi, pour certains, de découvrir le superbe film de Jean Genet, Un Chant d’amour (1950), et qu’une censure imbécile avait interdit pendant près de 25 ans (2).
Parmi les films en compétition, le Grand Prix est allé à Résistance de Ken McMullen (1976), un remarquable travail de recherche mêlant documents filmés et réflexions sur la nature de l’histoire et de l’expérience sur le thème de la Résistance française, un travail justement remarqué (3).
Signalons enfin, dans ce cadre, la projection, en avant-première, des deux dernières productions de Marguerite Duras, Agatha (1981) et L’Homme atlantique (1981). (4)
Pas moins de trente films composaient la sélection courts métrages, tous étaient français à l’exception de trois d’entre eux. Il nous faut remercier ici le Festival de Hyères d’avoir su donner à cette forme d’expression la place qu’elle mérite, et d’avoir, avec le concours d’Antenne 2, instauré un prix qui consiste en la diffusion sur les ondes nationales du ou des lauréats. Ainsi les téléspectateurs pourront voir sous peu Tap tap Balloon de Patrick Lambert (1981) (5), et Le Collectionneur de Jacques Nichet (1981) (6), qui ont tous deux reçu les mentions du Jury, ainsi que Strangulations Blues de Leos Carax (1980), couronné par le Grand Prix (7).
Signalons enfin, dans cette programmation, Le Concept subtil de Gérard Krawczyk (1980), un remarquable pastiche des films américains, d’après une nouvelle de Woody Allen. (8). On a beaucoup aimé aussi Synapse de René Lalanne (1981), pour son très beau graphisme (9), ainsi que Abecedario du Portugais Manuel Carvalhero (1981), un émouvant reportage sur le grand cinéaste récemment disparu Glauber Rocha (10).
La sélection Cinéma d’aujourd’hui était enrichie par un "challenge Art et Essai", destiné à promouvoir certains films qui ont des difficultés pour sortir dans les circuits. Resté inexplicablement dans les boîtes depuis deux ans, l’excellent film de Luigi Faccini, Dans la Cité perdue de Serzana (1980), racontant un coup de main fasciste qui eut lieu dans cette ville en 1921, mériterait enfin de trouver une distribution normale (11).
Il faut citer aussi Le Grand Paysage d’Alexis Droeven de Jean-Jacques Andrien (1981). (12)
De la compétition officielle, nous avons surtout retenu deux films.
Garçon, sauve-toi du Tchèque Ladislav Smoljak (1981) raconte l’histoire d’un petit libraire qui a décidé, pour arrondir ses fins de mois de se faire passer pour un garçon de restaurant. Il écume tous les restaurants de Prague et du pays en empochant les additions, obligé à mille prouesses pour ne pas se faire prendre. C’est l’occasion d’une série de gags désopilants... avec pour point culminant la poursuite de notre héros découvert dans les rues de la ville par les garçons de café, une poursuite qui rappelle celle des Fiancées en folie de Buster Keaton (1925). Un ton qui fait penser un peu aussi aux films du Printemps de Prague, même si la critique sociale est moins profonde (13).
Tarounja du Marocain Abdou Achouba (14) fut une véritable révélation et le grand oublié du palmarès (14). C’est la quête de l’identité par deux personnages : parolier et musicien s’attache à s’imprégner de son riche patrimoine culturel, l’autre, un jeune garçon, porte le regard de l’innocence sur le monde qui l’entoure. On pense à Uccellacci e Uccellini de Pier Paolo Pasolini (1966), à qui le film est d’ailleurs dédié. Il y a la même démarche des personnages. La description de ces deux errances parallèles dans le Maroc d’aujourd’hui encore aliéné par le colonialisme, le néo-colonialisme et la perversion de certaines coutumes et traditions, est une description qui reste sans conclusion et la quête n’aboutit pas.
Abdou Achouba refuse de donner la solution, il préfère porter un regard ouvert sur les êtres et les choses. Il sait aussi merveilleusement remplir une séquence de respiration, de mouvements, de regards, de musique, de texte, un texte merveilleux qui ponctue, contredit ou enrichit l’image. Si le cinéma est aussi un acte d’amour, le film de Abdou Achouba en est un bel exemple.
Étienne Ballerini
Jeune Cinéma n°140, février 1982
1. Les Années de plomb (Die bleierne Zeit) de Margarethe von Trotta (1981) a reçu le Lion d’or à la Mostra de Venise 1981. Le film est sorti en France le 31 mars 1982.
2. Un Chant d’amour de Jean Genet (1950), est finalement sorti en France en 1975.
En entier sur Internet.
3. Résistance (Resistance) de Ken McMullen (1976) n’est sorti en France qu’en mars 1997.
4. Agatha et L’Homme atlantique sont sortis en salles tous les deux la même année, respectivement le 7 octobre 1981 et le 25 novembre 1981. Cf. aussi Marguerite Duras parle de "cinéma différent".
5. Tap tap Balloon de Patrick Lambert (1981) a reçu le Prix du public au Festival de Clermont Ferrand 1982.
6. Le Collectionneur de Jacques Nichet (1981) a été sélectionné au Festival de Cannes 1983, dans la section Perspectives du cinéma français.
7. Strangulations Blues (1980) est le premier court métrage de Leos Carax. Il a été sélectionné en compétition au Festival de Clermont-Ferrand 1981.
8. Le Concept subtil (1980) est le premier court métrage de Gérard Krawczyk.
9. Synapse de René Lalanne (1981) est un film d’animation sélectionné par le Festival de Clermont-Ferrand 1982.
10. Abecedario de Manuel Carvalheiro (1980) est un documentaire réalisée à Paris à partir de témoignages et d’un entretien avec Glauber Rocha (1939-1981) se déplaçant avec difficulté et répondant aux questions de manière laconique : "J’ai seulement accepté de faire ce film parce que tu es mon ami". Le cinéaste et théoricien du cinéma Manuel Carvalheiro (1950-2019) l’avait rencontré en 1972, au Festival de Berlin, et avait déjà réalisé, cette année-là, son premier court métrage sur le cinéaste brésilien (co-réalisation avec Manuel Madeira). Ils ont travaillé ensemble en France, en Allemagne, et au Portugal, notamment, en 1974, sur un film resté inachevé, Free Lisbon, sur les jours qui ont suivi la Révolution des Œillets (25 avril 1974).
11. Dans la Cité perdue de Serzana (Nella città perduta di Sarzana) de Luigi Faccini, (1980) est un téléfilm, sélectionné à la Mostra de Venise 1980. Il n’est jamais sorti en salle en France.
Cf. "Cinéma et fascisme", Jeune Cinéma n°130, novembre 1980 ; et "Entretien avec Luigi Faccini", Jeune Cinéma n°132, février 1981.
12. Le Grand Paysage d’Alexis Droeven de Jean-Jacques Andrien, Mention spéciale de la Berlinale 1981. Cf. "Berlin 1981", Jeune Cinéma n°135, juin 1981. Le film n’est pas sorti en France avant le 13 août 2014.
13. Garçon, sauve-toi (Vrchní, prchni !) de Ladislav Smoljak (1981) n’est jamais sorti en salle en France.
14. Tarounja (Taghounja) Abdou Achouba (1980).
Cf. "Entretien avec Abdou Achouba", Jeune Cinéma n°149, mars 1983.