home > Films > Carnets de notes sur vêtements et villes (1989)
Carnets de notes sur vêtements et villes (1989)
de Wim Wenders
publié le vendredi 20 décembre 2019

Yohji’s movie : Wenders filme Yamamoto
par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°197, octobre-novembre 1989

Sélection officielle de Festival international du film documentaire d’Amsterdam 1990.

Sortie le mercredi 20 décembre 1989


 


Il y avait du bien beau monde, ce mardi 20 juin 1989, au Centre Pompidou, entre la salle Garance et les tables du cocktail, dressées devant les portes de la salle d’actualités du Centre de création industrielle (1). Certes, pas de quoi émoustiller un échotier du Fig Mag, pas d’altesses, ni même de ministres, mais juste ce qu’il fallait de gratin paraculturel pour que les heureux participants soigneusement choisis goûtent pleinement le délicat plaisir de se savoir entre soi : des concepteurs institutionnels, des spécialistes de l’avant-garde, des désigneurs câblés, des architectes bientôt célèbres, des stylistes presque connus, des attachées de presse zinzinnantes, et même des cinéphiles - nous y remarquâmes Michel Ciment, de la revue Positif, comme on dit au "Masque et la Plume", et un collaborateur de Jeune Cinéma saisi par la mondanité. Excepté les critiques de cinéma qui, c’est bien connu, s’habillent chez Tati, on faisait beaucoup dans le négligé "classe", vestes déstructurées et chemises boutonnées jusqu’au col, le tout très noir et blanc - hormis la belle Solveig Dommartin et son tailleur écarlate, superbe cerise posée sur ce gâteau bicolore. Il faut dire que l’on n’était pas là uniquement pour la joie de visiter Beaubourg un jour de fermeture, mais pour la première projection mondiale du dernier film de Wim Wenders - ce qui explique la présence de la belle (on ne s’en lasse pas) Solveig - tourné avec Yohji Yamamoto, styliste japonais qui, un pied à Tokyo, l’autre à Paris, élabore une des démarches les plus remarquables de la mode récente - ce qui explique tout ce public costumé à l’identique. Mais qu’on ne se méprenne pas sur ce léger persiflage qui nous est comme une seconde nature. C’est simplement pour ne pas être taxé de flagornerie et qu’on ne nous croit pas désormais prêts à toutes les bassesses pour manger de ce pain (Poilâne)-là. En vérité la soirée était conviviale, les gens plus agréables que d’ordinaire dans ce genre d’endroit, et le film suffisamment intéressant pour qu’on ne se venge pas sur les petits fours. Éventuellement, on en redemande.


 

Nous étions donc conviés à voir Au pied de la montagne, titre provisoire comme le précisait l’invitation. Précaution fondée, car l’on vit en définitive Carnets de notes sur vêtements et villes, et il n’est pas certain que, d’ici l’exploitation commerciale, Wim Wenders ne choisisse pas un autre titre qui exprime encore mieux le film. Au pied de la montagne était la traduction littérale du nom Yamamoto, Carnets de notes traduit bien la méthode et le mouvement qui ont généré le film. Il est permis de le trouver un peu lourdement explicatif. Si ce n’était que de nous, on le baptiserait Yohji’s movie, d’abord parce que ça rappelle Nick’s movie (1980), et que ça constituerait une rime interne dans la filmographie wendersienne (2), ensuite parce que ça décrit bien ce qu’est le film - film sur, film avec, film autour -, même si peu de spectateurs connaissent le nom de Yamamoto et encore moins son prénom. Enfin, la suggestion est lancée. Si elle est retenue, on est prêt à transiger sur les droits.


 

La genèse du film repose sur un principe inhabituel et généreux, et qu’on souhaiterait voir se déployer plus grandement : la commande publique. Le Centre de création industrielle, un des quatre grands secteurs beaubourgiens, en inaugurant un programme de réflexion et de manifestations autour de la mode, pensée comme une composante essentielle de l’activité créatrice actuelle, a cherché à échapper aux exercices muséographiques traditionnels, à savoir exposition + catalogue. En offrant carte blanche à un cinéaste pour rendre compte du travail d’un styliste, on pouvait ainsi s’attendre, à condition que le jeu de miroirs entre créateurs fonctionne, à un résultat hors norme. À condition également de choisir les partenaires, et de ne pas proposer, par exemple, à Jean-Marie Straub de filmer M. Naf-Naf. Il fallait échapper à la fois au "docuculturel" et à l’exercice nombrilique, savoir poser un regard et ne pas se satisfaire du simple reflet capté, établir une complicité minimale qui permette l’échange et pas seulement l’univocité du témoignage.


 

Cette carte blanche dissimulait donc pas mal de pièges qu’il s’agissait d’éviter. Mais en choisissant Wim Wenders et Yohji Yamamoto pour ce premier essai, François Burkhardt, le directeur du CCI n’a pas placé sa mise à l’aveuglette. Wim Wenders n’a plus besoin d’être présenté. Yohji Yamamoto pour nos lecteurs qui ne sont pas abonnés à Vogue et au Jardin des Modes, est un des stylistes les plus novateurs récemment apparu dans la mode française. Même si, simple goût personnel, les modelés quasi-parfaits de Azzedine Alaia nous émeuvent plus par ce qu’ils ont à la fois d’éthéré et de charnel, les variations en noir sur fond noir de Yohji Yamamoto loin de tout tapage spectaculaire, déterminent un des chemins les plus purs du stylisme d’aujourd’hui. Aussi, même s’ils n’avaient eu, avant le film, aucun échange personnel, le rapprochement de leurs deux noms paraissait aller de nature : deux créateurs, célèbres et solitaires, chacun crédité de vingt ans de recherches formelles jamais satisfaites, travaillant l’un sur l’ellipse et le non-dit, l’autre dans l’ascèse d’une ligne de plus en plus épurée. Il suffisait que le courant passe.


 

Et s’il est passé, c’est pour une raison très simple, que Wim Wenders avoue en voix off, au cours du long travelling avant qui lance le film et qui nous fait parcourir un interminable boulevard périphérique (qui semble être parisien, mais qui pourrait tout aussi bien être japonais, tant les particularités urbanistiques tendent à s’annuler). Ayant acheté un jour une chemise dessinée par le couturier, il s’est demandé quelle grâce mystérieuse avait présidé à sa fabrication pour qu’il s’y sente aussi définitivement bien, comme si toutes les chemises portées jusqu’à présent n’avaient été que préludes à cette adéquation d’un corps et d’un tissu. Sensation qui recoupe tout à fait ce que Y.Y. déclare au cours d’un des entretiens qui ponctuent le film : "Il faut faire la vraie veste, la vraie chemise", marque d’un souci presque mallarméen de parvenir à l’absolu d’une forme -, et pour ceux qui ricanent en trouvant disproportionné de sortir la grosse artillerie des classiques pour traiter de simples falbalas, rappelons que Stéphane Mallarmé (1842-1898) lui-même considérait le sujet suffisamment digne d’intérêt pour rédiger de sa blanche main d’esthète tous les textes de son bimensuel La Dernière mode en 1874.


 


 


 

Le courant est donc passé. Wim Wenders a rencontré Yohji Yamamoto, l’a regardé travailler, l’a suivi à Tokyo, a découvert un artisan à sa ressemblance, à la fois globalisant et pointilliste, hors du temps et profondément conscient de "l’ici et maintenant". Il a retrouvé chez l’autre des interrogations communes - même si ce ne sont parfois que des banalités de créateurs -, mais surtout des références communes, entre autres ce superbe recueil de photographies anciennes, apprécié depuis longtemps et dans lequel le couturier puise comme en un livre de raison : cette jeune gitane début de siècle et son "inimitable façon de mettre les mains", ce groupe de mineurs américains des années 30 en vêtements de travail intemporels, on les retrouvera plus tard, parmi la collection des modèles présentés, sans qu’on y trouve quelque trace d’imitation, ni dans la coupe ni dans la forme ; plutôt comme des équivalences, la transcription d’un état d’esprit sans autre souci d’inspiration, un peu comme un écrivain qui relirait André Breton ou René Char avant de se mettre au travail, histoire de lancer sa voix.


 


 

C’est ainsi que Yohji Yamamoto, semble travailler, en captant des images venues du grand fonds commun, sans référer à quelque nature de la femme avec ou sans majuscule, juste à la recherche d’une forme à immobiliser éphémèrement. Il avoue d’ailleurs "travailler pour des gens qui n’existent pas", en précisant : "Je suis un artisan - alors ne me parlez pas des femmes". Ce qui n’est pas le moindre paradoxe pour un styliste voué en principe à l’exaltation de la féminité. C’est en tout cas ce qui explique le caractère désexué de ses créations (à la différence, encore une fois, de Azzedine Alaia), comme le montre le défilé de superbes petits soldats androgynes arpentant le proscenium dans leurs étranges superpositions dégradées de tissu noir. Yohji Yamamoto dit : "Quand les choses ont une couleur, ça me rappelle des émotions, ça me trouble : quand le tissu est blanc ou naturel, je n’aime pas ça".


 

On peut mal supporter cette ascèse, trouver qu’apparemment les corps n’exultent guère. Mais il y a une grâce indéniable, et incernable - et l’on songe à une phrase de Natsumé Sôseki (1867-1916) dans Oreiller d’herbes (1906) : "Nulle part ailleurs on ne peut trouver de contour plus naturel, plus souple, plus évident, moins pesant". Se posait sans doute pour Wim Wenders le problème de la forme filmique qui rendrait compte du travail de Yohji Yamamoto. Le "sans doute" est d’ailleurs inutile puisqu’il avoue dans son commentaire off, les difficultés devant lesquelles il se trouvait : "Je fais un film monstre, travaillant sur deux langages", reconnaît-il. Les deux étant l’un rigide, l’autre souple, 35 mm et vidéo, utilisés complémentairement. Et souvent Carnets de notes sur vêtements et villes se présente comme un hybride étrange, accolant trois supports différents, photographie, écran vidéo, pellicule, dans le même plan.


 


 

Ce collage était sans doute nécessaire pour offrir une résonance plus forte à l’image, pour fournir un relief supplémentaire aux éléments qui sont les points de passage obligés d’un tel portrait : entretien, travail d’atelier, présentation des collections, aller-retour Beaubourg-Tokyo, et on recommence. Ce n’est pas là le plus dérangeant. L’ennui, c’est que si l’on voit bien Yohji Yamamoto. parler, et si on l’écoute, car il dit constamment des choses intéressantes, on ne le voit que peu, ou mal, travailler. Le recours à la vidéo, censée la mieux à même de capturer le vrai à sa source, dès qu’il dessine, taille, coupe, rectifie ou redresse, produit ce curieux paradoxe qu’on a l’impression, l’œil trop près de la cible, de ne saisir que des gestes sans objet : on ne voit plus que la main, il manque la distance pour apprécier la fonction. C’est flagrant lorsqu’au détour d’une séquence, on le voit reprendre un modèle, tourner autour du mannequin, l’attaquer positivement à coups de ciseaux, taillant et découpant d’abondance : le visage réfléchi, la main, l’instrument vif comme l’éclair, tout y est, sauf le résultat obtenu ; on ne voit vraiment la robe ni avant, ni après. Certes, ce qui compte, c’est le mystère du geste créateur. Mais on en sort désappointé, le mystère demeurant entier, comme si l’on filmait le seul geste dans l’espace d’un peintre calligraphe sans montrer le dessin tracé par le pinceau. La remarque est la même lorsqu’il présente sa collection : tout est filmé de loin, derrière le public. Si l’on n’est pas déjà familiarisé avec les formes habituelles du styliste, on ne distingue guère dans la succession des modèles qu’une chorégraphie monocolore réitérative. Certes, une présentation, c’est également cela - le brouhaha, la précipitation, l’impression que tout va trop vite. Mais on regrette un peu les filmages planplan des Actualités Gaumont, cadrant à ras du tapis les collections Fath ou Lanvin-Castillo dans les années cinquante. Au moins on en avait plein les yeux.


 

Mais tout était dans le postulat : Wim Wenders précisait dès l’abord avoir voulu faire un film non pas "sur Yohji Yamamoto" mais "avec Y.Y.". Effectivement, Yohji Yamamoto est toujours à l’image. On aurait souhaité que ses créations y fussent également. Mais on ne peut tout avoir en soixante-dix-neuf minutes. En l’état, il reste un témoignage passionnant, à la première personne, sur deux créateurs. Car l’effet-miroir a fonctionné pleinement. Les questions que le cinéaste pose au couturier - "Tu n’as pas peur qu’on te vole ton langage ?" - sont transparentes, écho d’une inquiétude véritable d’un cinéaste, assailli désormais par trop d’épigones pour ne pas avoir de problèmes d’identité. Transparent aussi son commentaire du style du couturier : "Le style devient un cabinet de miroirs où l’on ne peut que s’imiter. Pour être un auteur, il faut être le gardien de cette prison et pas son prisonnier." Belle formule qu’on se jure d’approfondir, et qu’on offre en pâture, en attendant, aux futures terminales A3 : appréciez et commentez, à l’aide d’exemples choisis, etc.


 


 

À relire ce factum, on s’en veut un peu de ne pas être plus enthousiaste. Il ne faudrait pas que l’impression qui l’emporte soit la réticence. Carnets de notes sur vêtements et villes est un beau film, et nécessaire. Si l’on reste mesuré, c’est parce que d’une entreprise signée Wim Wenders, on attend toujours l’impossible. D’autant que l’impossible, il l’a déjà fait en réalisant Nick’s movie, son chef d’œuvre. Mais il s’agissait alors de saisir la mort au travail. Ici, il ne s’agit que de culture. Dans les limites du cadre proposé, le produit est donc réussi. Il ne reste qu’à souhaiter que le succès de la distribution commerciale future, hors CCI, entraîne l’institution à prolonger l’expérience.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°197, octobre-novembre 1989

1. Le CCI, fondé en octobre 1969 au sein de l’Union centrale des arts décoratifs (UCAD) par François Mathey, intégré en 1972 au Centre Pompidou, est devenu l’un de ses départements le 1er juillet 1973. En 1992, il a été fusionné avec le Musée national d’art moderne (Mnam).

2. "Nick’s Movie", Jeune Cinéma hors série, décembre 1989.


Carnets de notes sur vêtements et villes (Aufzeichnungen zu Kleidern und Städte). Réal : Wim Wenders ; sc : W.W. & Francois Burkhardt ; ph : W.W., Robbie Muller, Muriel Edelstein, Uli Kudicke, Masatoshi Nakajima, Masashi Chikamori ; mont : Dominique Auvray, Lenie Savietto & Anne Schnee ; mu : Laurent Petitgand. Avec Yohji Yamamoto et Wim Wenders (Allemagne, 1989, 81 mn). Documentaire.



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts