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Cassavetes, John (1929-1989)
À propos de 4 films (1968-1974)
publié le mercredi 17 janvier 2024

Femmes et maris dans l’œuvre de John Cassavetes (1968-1974)

par Claude Benoît
Jeune Cinéma n°97, septembre-octobre 1976


 


Il y a, dans le cinéma américain, très peu d’exemples d’artiste qui, se sentant autant, sinon plus, réalisateur que comédien, met entre parenthèses sa carrière d’acteur, privilégie ses dispositions de cinéaste, et, de surcroît, cherche et trouve son inspiration en mettant en scène son épouse, elle aussi comédienne. Un peu comme s’il y avait, enfoui au plus profond du comédien-cinéaste, un monde intérieur très complexe, commun à lui et à sa femme, qu’il ne peut exprimer que par l’intermédiaire de celle-ci, que grâce à elle. Il y a, bien sûr, l’exemple récent de Paul Newman qui réalise deux très beaux films, Rachel, Rachel (1968) et De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites (1972), en les centrant intégralement, chaque fois, sur le personnage incarné par Joanne Woodward. Mais ce choix délicat n’influe en rien sur sa carrière d’acteur.


 

Le cas de John Cassavetes et de Gena Rowlands (mariés depuis 1954) est différent. Leur choix est plus extrême et plus exigeant encore. John Cassavetes n’a jamais fait mystère de ses intentions : son activité de comédien est secondaire, et il n’accepte de participer à certains films - comme À bout portant de Donald Siegel (1964), Les 12 Salopards de Robert Aldrich (1967), et Rosemary’s Baby de Roman Polanski (1968) -, que pour pouvoir produire et réaliser librement ses propres œuvres. Gena Rowlands, quant à elle, bien qu’elle soit une merveilleuse comédienne - c’est toujours un plaisir de la regarder jouer dans les rares films d’elle qui sont projetés : L’homme de Bornéo de Robert Mulligan (1962) ou Seuls sont les indomptés de David Miller (1962) -, ne semble exister vraiment que sous la direction de son mari.


 

Après un premier essai, personnel, passionnant, Shadows (1959), et un entracte hollywoodien - La Ballade des sans-espoir (1962) et A Child is Waiting (1963), avec Gena Rowlands -, John Cassavetes n’a réellement pris conscience de ses dons et de son talent de metteur en scène qu’à partir de son quatrième film, Faces (1968), dont Gena Rowlands est l’une des protagonistes. Ces dons, ce talent, il les concrétise, les certifie, avec les trois films qui suivent, et qui tous traitent du même sujet que Faces (le couple et ses difficultés) : Husbands (1970) où le thème est traité par l’absurde, Minnie et Moskowitz (1971), et Une femme sous influence (1975) (l’un et l’autre embellis, transfigurés même, par la présence de Gena Rowlands). Ce souci de placer un personnage féminin au cœur de son film, on le saisit dès sa première œuvre, Shadows, dont le personnage principal est une femme, mal dans sa peau et solitaire, Lelia. John Cassavetes, cependant, ne fait qu’y effleurer le thème qu’il approfondira ensuite : cette femme, il la regarde de l’extérieur, il n’est pas vraiment avec elle ; il est un peu dans la position de ce type (l’acteur, d’ailleurs, c’est lui) qui surgit de la nuit, écarte le dragueur qui importune Lelia, puis disparaît.


 

Faces (1968)
 

Le film-clef, c’est donc Faces, toujours inédit en France (1). On ne l’a pas vu, mais s’il faut en croire l’auteur (2), Faces crée et fixe un certain nombre d’éléments, de données, qui réapparaissent dans les trois films suivants. John Cassavetes, en effet, y confronte deux couples de la petite bourgeoisie urbaine, entrés dans la seconde moitié de leur âge, et en état de crise. Et par la suite, le couple, qui, de façon privilégiée, est au cœur de Minnie et Moskowitz et de Une femme sous influence - en train de se faire dans le premier cas, de se défaire puis de se refaire dans le second - l’est aussi, en filigrane, à trois reprises, dans Husbands.


 

Husbands (1970)
 

Husbands est l’histoire, mélancolique et picaresque, de trois maris, trois amis, qui, après l’enterrement d’un quatrième, mort prématurément, partent en bordée : une nuit (pendant laquelle ils se saoulent presque à mort), et un week-end (à Londres, où ils lèvent des filles de moyenne vertu). Ces trois maris, John Cassavettes prend soin de les situer, socialement, professionnellement, ethniquement. Tous les trois appartiennent à la middleclass urbaine - deux sont dentistes, le troisième travaille dans une agence de publicité - et habitent des pavillons de banlieue.


 


 

Pour mieux souligner cette appartenance, le cinéaste insère dans son récit quelques brèves séquences significatives (telle la séance hilarante chez le dentiste, où Guss a fort à faire avec une cliente hystérique), mais surtout décrit longuement la liberté exceptionnelle dont jouissent ses personnages : liberté de mouvement, liberté économique, liberté d’allure et de comportement. Peu d’Américains, en effet, peuvent, comme eux, quitter leur travail et leur famille, pour se payer une virée de deux jours en Angleterre, prendre l’avion comme on prend le métro, descendre sans aucun bagage dans un hôtel de luxe.


 


 


 

Il n’y a guère que la séquence d’ouverture, d’ailleurs magistralement filmée, pour mettre en présence Gus, Harry, Archie et leurs familles respectives. L’enterrement de Stuart permet de rassembler les trois maris, leurs épouses, leurs enfants, leurs parents. Hormis cela, John Cassavetes ne nous livre qu’une seule séquence domestique : celle où Harry, rentré subrepticement chez lui pour se changer, se fait tancer par sa femme qui, ensuite, au comble de l’exaspération, le poursuit avec un couteau, malgré les appels au calme de "belle-maman ". La violence inattendue de la séquence annonce d’ailleurs le ton des deux films suivants.


 

En apparence, Husbands est donc une négation du couple, puisque les femmes légitimes y sont soit absentes, soit dépeintes comme étant - momentanément - hors d’état de raisonner. Mais ce n’est qu’une apparence, comme en témoigne volontairement la fin du film. Complètement dégrisés, Gus et Archie abrègent leur peu reluisant voyage, et rentrent à la maison, les bras chargés de cadeaux convenus. Gus est ainsi accueilli par son fils : "Papa, où t’étais passé ? Tu vas te faire gronder par maman !". Et si Harry reste seul en Angleterre, ce n’est pas parce qu’il a "choisi la liberté" : il a peur d’affronter sa femme, reconnaissant ainsi implicitement ses torts.


 

Bien qu’elles occupent une place modeste dans le cours - impétueux - d’un film long de plus de deux heures, ces séquences sont essentielles. Elles contiennent en germe une idée que le cinéaste explicitera dans ses deux films suivants, et qui peut se résumer d’une phrase : "Le bonheur conjugal, ce n’est peut-être pas l’idéal, mais c’est encore ce qu’il y a de moins mal". Les personnages de Gus, Harry et Archie sont incarnés respectivement par John Cassavetes, Ben Gazzara et Peter Falk. On retrouve Peter Falk dans Une femme sous influence et Ben Gazzara dans The Killing of a Chinese Bookie, (1976), film non encore sorti (3). Un autre ami du cinéaste, Seymour Cassel, interprète le principal rôle masculin dans Minnie et Moskowitz. Auparavant, il avait coproduit Shadows et participé à La Ballade des sans-espoir et à Faces. (4)
Ainsi, le cinéma de John Cassavetes n’est pas seulement une affaire de famille (outre son épouse, le cinéaste a mis plusieurs fois à contribution sa mère et sa belle-mère), c’est aussi le fruit d’une étroite collaboration de la part de ses amis.


 

Minnie et Moskowitz (1971)
 

Gus, Harry et Archie sont des quadragénaires ; Minnie Moore et Seymour Moskowitz aussi. Dans Minnie et Moskowitz, John Cassavetes raconte avec beaucoup de force, de chaleur et d’humour, la très belle histoire de deux êtres qui décident de se marier, alors que, a priori, ils ne sont pas faits l’un pour l’autre. Minnie est une femme encore jeune, qui a des aventures décevantes avec des hommes mariés, et comble le vide de son existence en buvant sec et en rêvant de Humphrey Bogart. Moskowitz est un marginal, violent et imprévisible, qui porte les cheveux longs et la moustache à la Régis Debray.


 


 

Cette fois encore, les personnages sont très situés socialement et psychologiquement. L’histoire se passe à Los Angeles. De souche irlandaise, Minnie appartient à la petite bourgeoisie intellectuelle. Elle travaille au Museum de la ville, possède un appartement qu’elle meuble avec goût, aime la cuisine française (même si le Bourgogne est californien). D’origine juive, Moskowitz est ouvrier. Il gagne sa vie comme gardien de parking, loge de motel en motel, se nourrit exclusivement de hamburgers-ketchup et de milk-shakes.


 


 

Le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne semblent pas faits pour s’accorder, et comme au départ la solitude seule les unit, leur histoire est celle d’un affrontement et d’une découverte : l’affrontement à la fois intellectuel et émotionnel, physique et verbal, de deux êtres trop longtemps repliés sur eux-mêmes, la découverte commune que l’amour vrai prend parfois d’étranges visages. Et John Cassavetes, choisissant comme ses héros la difficulté, enchaîne audacieusement des séquences où jaillit une immense tendresse, à des séquences où éclate une violence exacerbée, et rend ainsi son récit totalement crédible.


 


 

Minnie et Moskowitz s’achève sur un plan superbe, quasi idyllique (par rapport à la progression du film) : Minnie, Moskowitz, leurs mères, leur enfant. La présence des enfants est d’ailleurs primordiale chez John Cassavetes. Dans ce sens, une séquence-clé du film est celle où Jim (John Cassavetes lui-même), l’amant de Minnie amenant son fils avec lui, quand il annonce à sa maîtresse qu’il rompt définitivement reçoit devant l’enfant une gifle retentissante. La scène est étonnante : il y a chez le père de la fierté de recevoir une telle gifle devant son fils et chez le fils, de l’admiration pour son père qui fait preuve d’un courage inhabituel.


 

Une femme sous influence (1974)
 

Jim, l’amant marié de Minnie, a trois enfants. Nick et Mabel Longhetti aussi ont trois enfants. Nick et Mabel, les protagonistes de Une femme sous influence, sont un peu les doubles inversés des héros du film précédent : Mabel, comme Moskowitz, est nerveuse et "originale" ; Nick, comme Minnie, a apparemment la tête sur les épaules. Dans son septième film, John Cassavetes saisit le couple à un moment de crise grave : au moment précis où la femme craque, et où son mari, au lieu de l’aider, envenime les choses.


 

Dans Une femme sous influence, plus encore que dans les autres films de John Cassavettes, l’homme et la femme sont rigoureusement inscrits dans leur réalité professionnelle. Nick est ouvrier : il est chef de chantier à la voirie. Toutes les séquences qui le montrent au travail ont une stricte relation avec le cheminement de la crise du couple. Ainsi, le fait que Nick soit retenu une nuit entière sur un chantier précipite le "déboussolage" de Mabel, qui s’accélère lors de la séquence, époustouflante, où il amène à l’improviste chez lui ses collègues, les invitant à manger "sur le pouce" des spaghettis.


 


 

Lorsque Mabel est enfermée, Nick à son tour est "déboussolé" : une séquence très dure, se déroulant sur son lieu de travail, le révèle. En effet, quand Nick revient sur le chantier, tous ses copains ont des gestes et des paroles de réconfort, tous approuvent sa décision. Sauf un. Nick sait qu’il a eu tort, qu’il a été lâche, qu’il a choisi la facilité, mais il n’accepte pas qu"on le lui reproche, même silencieusement ; et il manque de tuer son camarade. C’est dans cette séquence qu’on perçoit le mieux le "déboussolage" de Nick, plus grave encore que celui de son épouse, et non dans la scène admirable (par la complicité que l’on sent entre le père et les gosses), où il initie ses enfants à la bière, à l’arrière d’une camionnette.


 


 


 

Une femme sous influence n’est pas vraiment un film sur la folie. C’est un film sur la difficulté de vivre, comme tous les autres films du réalisateur. Si Nick est ouvrier, son épouse est femme au foyer. Et le cinéaste montre, sans aucune ironie, que c’est un travail éprouvant, exténuant, tuant : la séquence du début, où l’on voit Mabel s’occuper de ses gosses et les mettre dans la voiture de sa mère, a quelque chose d’atroce. En effet, l’on se rend compte - physiquement - qu’il arrive un moment où le travail de la femme à là maison a effectivement de quoi rendre "folle". Le film se termine sur une scène d’une rare violence.


 


 

John Cassavetes, pour sa part, estime que lorsqu’un couple est en crise, la violence, qui éclate obligatoirement entre les époux, est positive et porteuse d’espoir. Dans ses films, hommes et femmes se saoulent à rouler sous la table, vomissent dans les W.C., se poursuivent avec des couteaux de cuisine - Husbands  -, s’engueulent, se fichent des coups - Minnie et Moskowitz  -, perdent les pédales, se font du mal - Une femme sous influence  -, mais ils s’aiment.


 

Les films de John Cassavetes ne sont pas désespérés, et ils seraient même plutôt optimistes. À l’issue de Husbands, l’on est sûr que les trois maris ne recommenceront jamais un pareil voyage. Le dernier plan de Minnie et MoskoKitz est une image du bonheur. Nick, le mari de Une femme sous influence, ne permettra plus jamais que son épouse aille à l’asile, et il l’acceptera désormais toujours telle qu’elle est. C’est d’ailleurs un paradoxe, en ces temps où presque tout le cinéma américain est désenchanté et amer, que le cinéaste le plus optimiste soit aussi celui qui fait preuve de la plus grande exigence, celui qui porte le regard le plus cru sur les êtres et les choses, celui qui fait le moins appel aux séductions traditionnelles, ou nouvelles, du spectacle. John Cassavetes, cinéaste libre et fou, on attend tous tes films fébrilement.

Claude Benoît
Jeune Cinéma n°97, septembre-octobre 1976

* Cf. aussi "Entretien avec John Cassavetes", Jeune Cinéma n°97, septembre-octobre 1976.

1. Faces, sélectionné à la Mostra de Venise 1968, est sorti en salles en France le 11 mars 1992 et le 11 juillet 2012.

2. Cf. le remarquable entretien publié dans Play Boy, édition américaine, juillet 1971.

3. The Killing of a Chinese Bookie, (Le Bal des vauriens) (1976) est sorti en salles en France le 19 avril 1978, et ressorti en version restaurée le 22 avril 1992 et le 11 juillet 2012.

4. On signale aux amateurs éventuels que Seymour Cassel est, avec Bob Neuwirth, Roger McGuinn et Kris Kristofferson, le co-auteur de la chanson la plus délirante jamais entendue depuis Bob Dylan’s 115th Dream : Rescue mission, enregistrée par Kris Kristofferson sur son album Spookie Ladies Sideshow.


* Faces. Réal, sc : John Cassavetes ; ph : Al Ruban ; mont : Al Ruban et Maurice McEndree ; mu : Jack Akerman ; déc : Lady Rowlands. Int : John Marley, Lynn Carlin, Seymour Cassel, Gena Rowlands, Fred Draper, Val Avery, Dorothy Gulliver, Darlene Conley (USA, 1968, 130 mn).

* Husbands. Réal, sc : John Cassavetes ; ph : Victor J. Kemper ; mont : Tom Cornwell, Peter Tanner & Jack Woods ; mu : Ray Brown. Int : Ben Gazzara, John Cassavetes, Peter Falk, Jenny Runacre, Jenny Lee Wright, Noelle Kao, John Kullers, Meta Shaw Stevens, Leola Harlow, Gwen Van Dam, David Rowlands, Judith Lowry, Nick Cassavetes, Xan Cassavetes (USA, 1970, 136 mn).

* Minnie et Moskowitz aka Ainsi va l’amour. Réal, sc : John Cassavetes ; ph : Alric Edens, Arthur J. Ornitz & Michael D. Margulies ; mont : Frederic L. Knudtson ; cost : Helen Colvig. Int : Gena Rowlands, Seymour Cassel, Val Avery, Timothy Carey, Katherine Cassavetes, Elizabeth Deering, Elsie Ames, Lady Rowlands, Holly Near, Judith Roberts, David Rowlands, John Cassavetes, Xan Cassavetes, Zoe R. Cassavetes (USA, 1971, 114 mn).

* Une femme sous influence (A Woman Under the Influence). Réal, sc : John Cassavetes ; ph : Al Ruban et Mitch Breit ; mont : David Armstrong & Sheila Viseltear ; mu : Bo Harwood. Int : Peter Falk, Gena Rowlands, Fred Draper, Lady Rowlands, Katherine Cassavetes, Matthew Laborteaux, Matthew Cassel, Christina Grisanti, O.G. Dunn (USA, 1974, 155 mn).



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