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Cassavetes, John (1929-1989) (e)
Entretien avec Andrée Tournès
publié le dimanche 17 janvier 2016

Rencontre avec John Cassavetes (juin 1976)
à propos de Une femme sous influence (1974)
Jeune Cinéma n°97, septembre-octobre 1976


 


Jeune Cinéma : Dans tous les films où vous traitez du couple, il semble que vous privilégiez la femme...

John Cassavetes : Oui, c’est vrai. Je ne pense pas que ce soit une philosophie. Je crois que les femmes sont plus faciles à connaître, plus faciles à filmer que les hommes : on a tant dit sur les hommes et rien de tout cela n’est vrai parce que nous n’avons aucune idée sur nous-mêmes. Les femmes sont plus proches de la vie. À travers leurs enfants, leurs problèmes, leurs saignements mensuels, elles sont en relation avec la Terre. Elles sont honnêtes : c’est terrible que la société ait fait du sexe honnête le sexe caché, le sexe malhonnête. Elles sont plus faciles à représenter parce que leurs problèmes sont plus clairs.


 

J.C. : Dans Une femme sous influence, les relations de Nick et Mabel sont extrêmement violentes et tendues. Mais il semble que la plus forte tension corresponde à l’échange le plus authentique.

J.C. : Je pense que c’est vrai. Quand j’ai fini le scénario de Une femme sous influence, j’ai supprimé toutes les marques d’amour, mais à la fin j’ai laissé : Est-ce que tu m’aimes ? Rien que ça. Notre intention était de voir ce que l’amour fait aux femmes. Je ne pense pas que Mabel soit très différente de n’importe quelle femme amoureuse et dévouée à un homme. Elle essaie de faire ce qu’il faut. C’est montré à travers ce personnage qui est très pur, qui ne se laisse pas violer par l’hypocrisie, qui n’est pas mesquin, qui est généreux, qui ne se cache pas derrière les choses... Mais l’histoire est racontée du point de vue de l’homme. II est sympathique mais il joue le rôle d’un homme - ce pourrait être moi, ce pourrait être n’importe qui - qui n’admet pas ses erreurs. Que Nick parle fort ou au contraire tout calmement, s’il cogne ou non, ça ne change rien. La cruauté de la situation, c’est que nous cessons d’aimer, que notre engagement n’est pas absolu. Le film est l’histoire du mal que les hommes font aux femmes en les traitant de folles parce qu’ils n’aiment plus, se sentent coupables et ne peuvent faire face à la vérité. Un homme donc et une femme totalement amoureux à un moment, le moment d’après tout s’effondre, et puis plus tard encore ils se raccommodent. Dans la vie ça ne se passerait pas ainsi, la femme dirait : Ça va bien comme ça. Au revoir ! Elle reviendrait chez elle après l’asile avec une énorme hostilité.


 

L’interprétation de Gena exprimait au contraire que Mabel était effrayée. Quand Nick comprend qu’elle a peur, il prend le risque de lui faire mal définitivement et de manière permanente, mais il en prend la responsabilité. Et pour la guérir - non de la folie, mais du tort qu’il lui a causé - il lui montre qu’il l’aime. C’est une chose qu’aucun homme ne sait faire, c’est pourquoi je pense que Peter Falk, qui est un personnage négatif, est aussi un grand héros. Il y a quelque chose que la plupart des hommes (moi compris) font très difficilement, c’est mettre leur amour au-dessus de leur propre sécurité. Ce serait difficile pour une femme aussi. Et je pense que c’est la raison pour laquelle la plupart des gens, dès l’apparition d’un conflit, ne le comprennent pas et fuient au lieu de rester en couple.

Le film n’est pas - Dieu m’en garde - un hymne à la famille, mais il traite de l’importance de la possibilité d’aimer dans les termes d’aujourd’hui. Pas sous la forme de politesse, de malaise ou d’importance donnée à la situation sociale : tout cela ne compte pas dans les relations personnelles. Tant pis si on recule de plusieurs siècles : ce qui compte c’est ce qu’on connait de quelqu’un, ce que quelqu’un peut faire pour vous. Quand j’étais enfant, ma mère disait : "Je couperai mon bras pour toi, ma jambe pour toi, je ferai n’importe quoi pour toi". C’était un moyen de dire, de faire savoir : Quoi que tu fasses, tu es mon fils et c’est terriblement important. Je ne sais pas très bien m’exprimer en ce qui concerne les hommes et les femmes. Je comprends mal mes propres impulsions, encore moins bien celles des autres. Les gens s’expriment en termes de haine, comment s’exprimer en termes d’amour ?. Mais je suis en train de faire un véritable discours...


 

J.C. : Vous donnez une grande place aux enfants. Ils forcent Mabel à jouer son rôle de mère, mais en même temps ils la soutiennent.

J.C. : Ils sont de son côté parce qu’ils l’aiment. Ils sont pour elle. Ils sentent que leur père n’a pas été de son côté et ils veulent la défendre. Je ne pense pas qu’ils l’aiment plus que leur père, mais ils la sentent en danger quand il l’attaque.
Les enfants étaient tenus loin du tournage la plupart du temps, non pas à cause des émotions exprimées, mais à cause de la difficulté du travail, des lumières. On les envoyait donc jouer, puis ils revenaient quand ils avaient à tourner une scène, et c’était encore un jeu.
Mais quand on est arrivé à la fin du film, ce n’était plus un jeu, parce qu’une des questions posées par le film était : Qu’est-ce que tout ça fait aux enfants ? Un effet terrible ? Est-ce qu’ils perdent leur foi en l’amour, en leur mère, en leur père ? Est-ce qu’ils vont être en proie à une terrible insécurité ? Et on a fait revenir les enfants.


 

Ils restaient là debout, et, quand Peter Falk entre, quand il voit sa femme sur le lit, eh bien sans aucune indication de script (la seule consigne était de rester autour du lit), ils ont immédiatement été pris par la scène, et ils se sont mis à empêcher Nick d’approcher de sa femme. Sans aucune indication de geste ou de mouvement, rien. C’est que Mabel - enfin, Gena - considérait qu’elle était la mère de ces enfants, et Peter qu’il était le père, et ils ont joué avec lui d’instinct parce qu’ils étaient concernés, et ils ont senti que cet homme pouvait faire mal à la femme. Et pendant la scène du suicide, ils sont devenus vraiment dingues, fous. Ils l’ont compris comme Nick, comme Peter, ils ont compris que ça n’avait pas d’importance puisqu’elle ne s’était pas fait de mal.


 

Dans notre société de quant-à-soi, on appelle un docteur, l’ambulance vient : cette femme s’est coupé les poignets, il faut la mettre sous camisole. Or nous savons que dans l’intimité de nos maisons des scènes bien pires se passent, dans un contexte émotionnel bien plus terrible. Et nous vivons avec parce que c’est le nôtre. Sinon, on se tourne vers l’extérieur, on dit que ca va mal, on emploie les termes de fou, etc. Mabel, ce n’est pas sa tête qui est malade, c’est le cœur qui ne va pas. Elle ne se conduit pas bien, mais on ne se conduit pas bien quand on est rejeté loin de son comportement normal. Comment se comporter quand on ne peut plus être soi-même ? Elle a divorcé d’elle-même, elle est folle quand elle revient à la maison, effrayée, effrayée de rentrer ; elle n’est plus elle-même, et, pour la première fois, elle n’est plus rien pour moi. Je pense que Nick rend très clair qu’il n’est pas tourmenté par l’asile, ni de l’avoir renvoyée pour six mois dans un enfer : ça n’était pas important ni pour lui, ni pour elle. L’important pour elle, c’était de bien se conduire, de ne pas faire d’erreur, et ainsi quand il l’emmène dans l’escalier et lui dit - c’est une scène horrible : "Tu dois être toi-même", il est sincère. Il ne sait pas que faire, il ne sait pas dire : "Chérie, regarde-moi, renvoie-les à la maison", ce serait encore plus terrible. Ce qu’il y a, c’est qu’en société, nous haïssons les émotions : elles sont rejetées comme anti-intellectuelles, anti-politiques, anti-tout ; elles nous empêchent d’être... D’être quoi ? Des animaux à cervelle.


 

Nous savons que cette personne n’est pas méprisable. Mais nous pensons que la société est comme ca, et nous voulons faire partie de la société, et nous sommes ce que la société nous permet d’être. Et nous croyons que c’est ça le progrès. Mais ça n’est pas le progrès. C’est l’amour qui est le progrès. L’émotion est progrès. Regarder un beau visage est progrès. Pourquoi se scandaliser si quelqu’un dit : "Regarde cette fille ". Ainsi, on nous a conditionnés, on nous a habitués au bavardage de la vie et non à la vie. J’ai vu beaucoup de femmes aller a l’autobus comme Mabel quand elle va chercher ses enfants, et mon cœur saute : Dis-lui quelque chose, demande-lui l’heure... J’ai vu des femmes aller dans un bar, des filles folles qui ne veulent pas être elles-mêmes et ne veulent pas prendre la responsabilité de ce qu’elles sont : elles insultent, elles sont hostiles, et pour moi elles sont une mère, une jolie fille qui est mal dans sa peau.

J.C. : Est-ce que la spontanéité des personnages vient de ce que ce sont des Italiens, une minorité ?

J.C. : Qu’ils soient une minorité, je pense que ce n’est pas significatif. Tout le monde en Amérique est un groupe minoritaire. La seule manière dont on peut définir quelqu’un comme non-étranger, c’est qu’il soit installé depuis deux générations. Les Français, les Italiens, les Grecs, les Irlandais sont des minorités.

J.C. : Mais pas des minorités opprimées ?

J.C. : Qui opprime qui ? Les pauvres oppriment les pauvres, les riches les riches. La seule oppression dans notre pays est celle de l’argent. Je suis dans la rue au soleil, un type vient et me prend mon soleil. Si c’est un noir je le traite de "nègre". Et après ? On va peut-être se battre et en sens inverse ça se fera aussi. C’est la peur de perdre son boulot.


 

J.C. : Qu’est-ce que vous apporte comme metteur en scène le fait que vous fassiez jouer votre femme et vos amis ?

J.C. : C’est le premier film que Peter Falk a joué avec Gena Rowlands. Moi j’ai joué avec Peter dans Husbands, puis j’ai fait un autre film avec lui. J’aime jouer avec Peter Falk, avec Ben Gazarra, j’aime travailler avec eux. Bien sûr j’aimerais travailler avec des acteurs de grand renom, mais je n’ai jamais travaillé avec des acteurs que je n’aime pas. Quand un réalisateur estime un acteur, il le reprend : tout le monde le fait. Regardez John Ford qui utilise toujours les mêmes gens. Peter Falk en mari, j’ai pensé qu’il serait extraordinaire et que les gens se le rappelleraient, se rappelleraient Nick et Mabel Longhetti. Gena, je l’ai employée tant que j’ai pu parce que, pour moi, elle est la meilleure.


 

J.C. : Elle jouait déjà dans Faces...

J.C. : Oui, je lui avais proposé le rôle de la femme mariée, et elle a dit : "Non, je ne veux pas jouer le rôle de la maîtresse de maison." Lynn Carlin a été merveilleuse dans le rôle. C’est une amie très proche. Dans ce film-ci, Une femme sous influence, le rôle est très proche de Gena. C’est un hommage à la femme. Comment pourrait-on avoir de la sympathie pour Nick ? Peter Falk joue remarquablement, mais le film concerne la femme. Si le sujet du film était ce qui arrive à l’homme, ça n’intéresserait personne.


 


 

J.C. : Votre premier film, Shadows (1959), laisse le souvenir d’une extraordinaire liberté devant la caméra. Ce dernier film donne la même impression. Pouvez-vous dire d’où cela provient ?

J.C. : Quand j’ai tourné Shadows, la difficulté était que je ne pensais pas être capable d’écrire un scénario et je n’avais pas de quoi me payer un scénariste. Alors je donnais aux gens le cadre général, on travaillait bien plus difficilement. On respectait le plan de manière absolument stricte. Parce que pour moi, faire un film - c’était en effet mon premier - impliquait que tout soit exactement préparé. "Ici. La. Recommence. Encore, encore, encore". J’étais comme un fou tellement j’avais peur de faire une erreur. Après le deuxième, le troisième, le quatrième film, je n’ai plus besoin de préparer la caméra du tout parce que c’est moins important pour moi : tout se fait mieux quand c’est écrit d’avance, ça élimine les problèmes, une fois que le traitement est écrit, les gens peuvent être plus libres. Sinon, la tension est trop forte, trop dure à supporter. Ce qui arrive, c’est que le spectateur a l’impression d’improvisation parce que les acteurs interprètent leur rôle eux-mêmes : je n’interviens pas à ce niveau.

J.C. : Le texte est donc écrit…

J.C. : Oui le texte est écrit, mais pas la manière dont les acteurs le disent, ça, ça dépend d’eux. L’impression de spontanéité vient du rythme qui n’est pas imposé. Dans la plupart des films le metteur en scène dit : "Descends. Viens par là. Fais comme çà". Moi je dis simplement : "Asseyez-vous". Dans la scène du repas entre Mabel et les camarades de Nick, la première fois qu’on a répété, c’était terrible, vraiment terrible. Personne n’avait idée de ce qu’il pouvait faire. Ils suggéraient : "Ha, ha, ha ! On va raconter des histoires, ça va être drôle !". Ma seule indication, ça a été : "Voilà, faites tout ce que vous voudrez, prenez le temps que vous voulez. Cette femme vous a invités, elle s’est levée pour cuisiner des spaghettis. Ce sont vos amis, soyez l’aise, ne parlez pas boulot à table. Allez, on va faire des tas de prises, rappelez-vous qui vous êtes... Si vous voulez être des types embêtants, soyez-le...".


 


 

Mais ils ont été gentils, ils ont occasionnellement raconté des histoires. Il a fallu refaire la scène une trentaine de fois pour obtenir le matériel. Ils ont rendu la maison gentille et ont tourné une scène gentille. Par exemple : quand ils laissaient tomber des spaghettis, ils ne le montraient pas. Vous voyez, c’était une scène de tous les jours, pas un super-dialogue : alors elle semble improvisée.

J.C. : Et la caméra aussi donne l’impression de suivre seulement l’événement. Mais peut-être est-ce au contraire le résultat d’un grand travail.

J.C. : Tout est prévu mais se révèle impossible. Nous disons : "Faites ça". Mais les acteurs jouent si librement qu’il n’y a pas moyen. Si j’ai un objectif longue-focale pour tourner dans la maison, qu’est-ce que je peux prévoir ? L’opérateur va devenir dingue. Alors autant être relax et suivre le tempo des acteurs au lieu de suivre le tempo prévu. Ce que je prépare, c’est : "Voici ce qui va sans doute se passer. Voici où se tient la caméra. Mets l’objectif longue-focale, éclaire, fais le repérage de la distance. Puis vas-y et fais le mieux possible... " Et la caméra suit.
Elle ne répète pas, elle est sur le qui-vive.

Propos recueillis par Andrée Tournès (juin 1976).
Jeune Cinéma n°97, septembre-octobre 1976

* Cf. aussi "Femmes et mari dans l’œuvre de John Cassettes", Jeune Cinéma n°97, septembre-octobre 1976.


Une femme sous influence (A Woman Under the Influence). Réal, sc : John Cassavetes ; ph : Al Ruban et Mitch Breit ; mont : David Armstrong & Sheila Viseltear ; mu : Bo Harwood. Int : Peter Falk, Gena Rowlands, Fred Draper, Lady Rowlands, Katherine Cassavetes, Matthew Laborteaux, Matthew Cassel, Christina Grisanti, O.G. Dunn (USA, 1974, 155 mn).



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