La jubilation retrouvée
par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°165, mars 1985
Sélection officielle de la Mostra de Venise 1984
Grand Prix spécial du jury
Sortie le mercredi 6 février 1985
On ne sait pas si les travaux de l’Ouvroir de littérature potentielle (1) ont éveillé de grands échos en Géorgie, ou si Otar losséliani a ingurgité tout Raymond Queneau pendant l’année et demie de préparation en France des Favoris de la lune, mais, dès les premières bobines du film, l’analogie saute à l’esprit. Analogie qui semble dès l’abord être plus d’ordre musical qu’architectural, plus du côté de la tonalité que de la structure.
Mais la découverte, tardive (notre connaissance de l’auteur se résumait à un chaleureux mais lointain souvenir de Il était une fois un merle chanteur (1970), la découverte, donc, que Otar losséliani était de formation mathématicienne, amène à modifier cette première impression : sous la polyphonie mélodique se dissimule (certainement) une construction en béton, et sous la gratuité apparente de la sarabande une profusion de sens emboîtés. Malheureusement, une unique vision - dans ces projections pour la presse où la fumée des cigarettes embrouillardise la moitié de l’écran - n’offre guère la possibilité d’une étude sur la polysémie, et il faudrait une attention plus rigoureuse et des appréhensions de plus en plus approfondies pour vérifier si Les Favoris de la lune obéissent au fameux vers du troisième chant de la Petite cosmogonie portative (2) : "Hermétique ne suis, herméneutique accepte". Mais parions-le tout de même.
Si l’analogie avec l’univers de Raymond Queneau semble immédiate, c’est parce que, après le préambule, cette présentation en quelques plans pleinement maîtrisés des objets qui constitueront le fil directeur du film - qui pourrait d’ailleurs s’appeler, paraphrasant Pierrette Fleutiaux (3), "Histoire du portrait et de l’assiette" - , la manière dont la caméra saisit les personnages, d’abord indifférenciés dans le grouillement de la ville, puis peu à peu reconnaissables lorsque leur importance dans la trame se précise, évoque ces premières lignes du Chiendent (4) où des silhouettes unidimensionnelles, simples fantômes "travaillés en sens divers [...] par d’autres formes sans comportement individuel visible", s’éveillent à la vie de la conscience et, se gonflant lentement à mesure que la sève romanesque les irrigue, inaugurent leurs destinées.
Mais tout en étant la projection réfléchie du Discours de la méthode de René Descartes et des Méditations cartésiennes de Edmund Husserl, Le Chiendent était un roman tordant. Les Favoris de la lune, s’il répond à des interrogations essentielles sur la vie / la mort des êtres et des objets, le bien et le mal, le désordre et la loi, la nostalgie et le devenir, est un film rugissant de drôlerie, de cette drôlerie ambiguë et profonde qui ne perd jamais de vue le désespoir, celle qui baigne Pierrot mon ami et Un rude hiver (5). De cette ambivalence naît une fêlure, qui transforme une simple sarabande de pantins en une chorégraphie infiniment plus grave, un quadrille de la possession.
Possession des objets, ces armes terrifiantes ou désuètes qui s’échangent dans les sous-bois ou les arrière-boutiques, ces porcelaines qui n’en finissent pas d’être dérobées, ce portrait en pied qui, s’amenuisant à chaque nouveau propriétaire, échouera en médaillon ; possession des êtres, chacun s’efforçant de "posséder" son prochain ou la femme (ou le mari) de son prochain. Pour reprendre quelques balançoires lelouchiennes, il n’y a pas "les bons et les méchants", il y a "les uns et les autres" qui tous s’équivalent et tous courent en rond, les voleurs et les volés, les voleurs volés et les volés voleurs, les corrompus et les corrupteurs.
Mais tous s’équivalent-ils vraiment ? Car Otar losséliani est un moraliste : pas question de renvoyer chacun dos à dos, pas d’œcuménisme dénonciateur. Son jeu de massacre épargne certains, dont on peut imaginer qu’ils gardent sa sympathie : les voleurs "vrais", ceux qui ne dissimulent pas sous une façade sociale leur indignité, les anarchistes-déboulonneurs d’idoles de jardin public, les clochards, les prostituées et les éboueurs chanceux. Eux seuls sont promis au "dimanche de la vie, qui nivelle tout et éloigne ce qui est mauvais", pour reprendre G.W. Hegel cité par Raymond Queneau - on y revient.
On y revient, parce que l’auteur de Zazie dans le métro fut, entre autres merveilles, un piéton parisien érudit - d’abord par goût de l’érudition, et aussi parce qu’il était d’une époque où Paris existait encore à l’état naturel. Le Paris des rues et des faubourgs baigne Pierrot et Odile, comme il baignait tout le cinéma français des années trente, des grands aux petits, de La Chienne au Roi des resquilleurs (6). Un Paris qu’on pensait disparu à grands coups de rénovation et qui pourtant existe encore, puisque Otar losséliani l’a rencontré.
Peut-être avions-nous, l’œil désormais banalisé, simplement oublié de le voir. Peut-être Otar losséliani a-t-il su trouver cet angle favorable si difficile à saisir, dont parlait André Hardellet, et qui permet d’apercevoir à travers la ville quotidienne l’insoupçonnable cité clandestine. En tout cas, et c’est un quasi-miracle de la part d’un non-natif, il nous offre un Paris remis à neuf, à la fois irréel et hyperréel, saisi dans sa gloire, comme au temps de Paris la belle et du Crime de M. Lange, (7) un Paris où le zinc des bistrots sonne comme nulle part, où l’on se passe des tranches de melon d’une fenêtre à l’autre, où des poseurs de bombe en cavale surgissent des plaques d’égouts.
Otar losséliani retrouve, par la caractérisation de ses personnages, par la façon de les mettre en résonance avec le paysage urbain, à la fois en les isolant et en les noyant, toute une tradition cinématographique parisienne, qui va de Louis Feuillade et de Max Linder au Playtime de Jaques Tati. Tradition si bien retrouvée qu’elle détermine un résultat troublant : dix jours après la vision du film, impossible d’en reconstituer un dialogue - on ne se souvient plus que d’un film muet et sonore, où la petite chanson du professeur-conspirateur, de l’école à la prison, résonne de la même entêtante saveur que la chanson de Michel Simon dans Boudu sauvé des eaux (1932). La référence à l’Oulipo avancée plus haut ne sous-entend pas que le film s’enfonce dans cette recherche pure, parfois agaçante pour qui n’est pas mathématicien, de certaines contraintes-maison (les hétérogrammes, les poèmes algol), dont l’intérêt n’est que rhétorique. Au contraire, il tire sa force, à l’image de certaines œuvres d’écrivains oulipiens, d’une structure combinatoire souverainement organisée, qui régit le mouvement brownien de sa trentaine de personnages principaux sans que jamais s’efface l’impression de spontanéité hasardeuse de leurs déplacements.
Le film pourrait s’intituler ’La Vie, mode d’emploi", ou, pour synthétiser deux romans de Italo Calvino, "La Ville des destins croisés", sans qu’on en soit autrement dérangé. Il est merveilleusement galvanisant, en ces périodes de films maigres, où aller au cinéma finit par relever du pensum, de se laisser immerger dans une œuvre aussi jubilatoire, goûteuse et corsée, où l’air qu’on y respire soit si euphorisant. Ces rapports de plain-pied complice que le film de Otar losséliani instaure avec le spectateur, il faut remonter bien loin pour en trouver l’équivalent : les premiers films de Jean-Pierre Mocky (la monstrueuse dérision en moins), Adieu Philippine de Jacques Rozier (1962) bien sûr, et l’éternellement moderne Voyage surprise de Pierre Prévert (1947). On ne peut rêver meilleure filiation. Seule ombre au tableau : Otar losséliani réalise un film tous les cinq ans. D’ici là, d’autres jeunes gens branchés auront déposé leurs graffiti sur les écrans des villes. Au moins, Les Favoris de la lune nous servira-t-il d’antidote en attendant le prochain festin.
Lucien Logette
Jeune Cinéma n°165, mars 1985
* Cf. aussi "Conférence de presse de Otar Iosseliani", Jeune Cinéma n°164, janvier 1985.
1. L’Ouvroir de Littérature Potentielle (Oulipo) a été fondé, en 1960, par le mathématicien François Le Lionnais et Raymond Queneau.
2. Raymond Queneau, Petite cosmogonie portative, Paris, Gallimard, 1950.
3. Pierrette Fleutiaux (1941-2019), lauréate du prix Femina 1990 pour Nous sommes éternels, auteure notamment de Histoire du gouffre et de la lunette, Julliard/Actes Sud, 1976.
4. Le Chiendent premier roman de Raymond Queneau (1933), premier Prix des Deux Magots.
5. Deux romans de de Raymond Queneau : Pierrot mon ami (1942) et Un rude hiver (1939).
6. La Chienne de Jean Renoir (1931) ; Roi des resquilleurs de Jean Devaivre (1945).
7. Paris la belle de Pierre Prévert (1928 et 1958) et du Crime de M. Lange, de Jean Renoir (1936).
Les Favoris de la lune. Réal : Otar Iosseliani ; sc : O.I. & Gérard Brach ; ph : Philippe Théaudière ; mont : Dominique Bellfort ; mu : Nicolas Zourabichvili ; cost : Mic Cheminal. Int : Katja Rupé, Alix de Montaigu, Jean-Pierre Beauviala, Pascal Aubier, Christiane Bailly, Bernard Eisenschitz, Hans Peter Cloos, Maïté Nahyr, Mathieu Amalric, László Szabó, Yannick Carpentier, Fanny Dupin, Marie Parra Aledo, Gabriella Sheer, Noël Simsolo (France, 1984, 105 mn).