home > Personnalités > Iosseliani, Otar (1934-2023) (e) I
Iosseliani, Otar (1934-2023) (e) I
Conférence de presse (Venise, août 1984)
publié le mardi 19 décembre 2023

Le Paris de Otar Iosseliani

à propos des Favoris de la lune (Mostra de Venise 1984)
Jeune Cinéma n°164, janvier 1985


 


Une petite merveille, ce Otar Iosseliani français. Déjà, le public comblé de Venise l’avait acclamé pour sa fraîcheur, sa générosité et sa chaleur ironique. À nous Parisiens, retombés de Leos Carax en Danièle Dubroux (1), il nous fait l’effet de voir surgir dans un terrain vague un bel arbre à pommes plein de sève et de couleurs. Un arbre bien enraciné dans le terroir géorgien, qui a le courage insolent de distinguer mal et bien, parvenus et anars, gens d’armes et voleurs, où on entend à mi-voix des accents qui nous sont chers, à la Prévert Jacques et Pierre, où les porteurs de rôles sont stupéfiants de justesse. Une œuvre où les chansons comme les objets circulent en liberté ordonnée, et cinquante personnages jouent à cache-cache avec nous et entre eux...

Jeune Cinéma

* Cf. aussi "Les Favoris de la lune", Jeune Cinéma n°165, mars 1985.

1. Boy Meets Girl de Leos Carax (1984) ; Les Amants terribles de Danièle Dubroux & Stavros Kaplanidis (1985).


 


Quels écrivains avez-vous pris comme modèles ?

Otar Iosseliani : J’ai essayé toute ma vie de m’occuper de cinéma proprement dit. Je ne mélange pas le cinéma et la littérature, et je ne prends pas de texte comme base. Nos prédécesseurs ont suffisamment travaillé pour qu’on puisse continuer leur travail avec des moyens d’expression propres, en vocabulaire, grammaire, lexique. L’œuvre ne prend pas pour prétexte une œuvre littéraire. Seul son auteur en est responsable dès le début. Si on ferme les yeux, on ne comprend rien à mon film. Inversement, si on débranche le son, tout reste compréhensible. Les principes de mon métier commencent par David Wark Griffith, passent par Sergueï Eisenstein, Vsevolod Poudovkine, Dziga Vertov, René Clair, Boris Barnet, Cesare Zavattini, Roberto Rossellini, John Ford.


 

Ne vous sentez-vous pas trop pessimiste ?

O.I. : Moi, je suis géorgien, il n’y a pas sur la planète un peuple plus gai que nous ; nous sommes de formation depuis l’enfance, philosophes ; c’est-à-dire que notre éducation tend à nous rendre négligents vis-à-vis du tragique ; dès notre naissance, nous sommes voués au drame, nous sommes parfaitement sans espoir, c’est ce qui nous rend gais. Comment peut-on nous trouver pessimistes !


 

On sent dans votre film circuler l’amitié, un peu comme chez Pierre et Jacques Prévert de L’affaire est dans le sac. L’équipe des acteurs a-t-elle été associée au travail de conception ?

O.I. : Quand on fait un film - c’est mon expérience - si on compte sur une équipe, on n’arrive à rien. Si vous avez une tortue, ensuite un oiseau puis un poisson, chacun tire vers l’eau, l’air, le chemin, et ça ne bouge plus. Et pour être démiurge dans le petit monde du film, il faut savoir ce qu’on fait depuis le début jusqu’à la fin. Les conseils d’amis, ça se donne avant la préparation du tournage. Ce qui est cependant important, c’est d’avoir connu les acteurs avant le tournage. J’ai tourné avec des amis. Il n’y a pas d’acteurs connus, surtout pas de vedettes. Ces gens-là m’irritent, je fais un films tous les cinq ans, et eux pénètrent dans mon film en entraînant avec eux une longue queue des rôles qu’ils ont joués et détruisent les personnages que je voulais uniques dans mon univers. Je préfère avoir les visages de mes amis, sur qui je peux compter et avec qui je ne fais pas de cérémonies.


 

Pourquoi avoir choisi Paris pour le film ?

O.I. : La préparation du film a duré un an et demi, ce qui m’a donné la possibilité de bien connaître la ville, ses habitants et les gens et j’ai réuni une grande compagnie d’amis qui m’ont aidé à bien connaître Paris. Évidemment, dans ce Paris, j’ai choisi des personnages qui répondaient à mes critères humains, moraux, où se distinguent le bien et le mal. J’ai donc fait des choix tendancieux. Quand on travaille à l’étranger, on ne peut arriver dans une ville et se mettre du jour au lendemain au tournage. Le fond de mon travail, c’est de tourner un film sur mon propre pays qui se serait transformé en Paris. Je suis représentant d’une population déjà rare sur la terre qui va disparaître, comme tout, condamnée à se conduire d’une certaine façon par la force des évènements. Et les racines de ces événements se trouvent dans l’organisation de la vie sociale, l’industrialisation, etc. Mais les gens restent innocents bien qu’ils fassent des choses pas très, très jolies. Le film provoque une émotion d’amour envers ces gens, un sentiment de refus vis-à-vis de la motorisation qui brûle... on peut encore deviner comme cette ville était sympathique.


 


 

Comment ce film a-t-il été produit ?

O.I. : Je devais le faire pour la RAI, le synopsis était prévu pour l’Italie. En arrivant en France sans espoir de production, Pierre-André Boutang m’a fait rencontrer Gérard Brach. On a donc transformé cette donnée générale pour l’habiller dans la chair de la vie quotidienne en France. En discutant, on a changé les cellules de ce corps. C’est une parabole, un film irréel, mais fondé sur la vérité, si bien que les gens peuvent se reconnaître.


 


 

Pouvez-vous parler du style du film ?

O.I. : On refait toujours la même chose, mais on essaie de sortir des problèmes qu’on a résolus. Formellement, je ne me pose jamais de questions. J’ai pensé que je devais agencer un réseau d’influences des uns sur les autres. Quand quelqu’un prend quelque chose, suivre la chaîne jusqu’à celui qui l’a perdu. Cela a provoqué le tissu qui nous a dicté la forme. C’est assez risqué, parce que quand vous avez cinquante personnages qui s’entrecroisent ce n’est pas facile. En ce qui concerne la recherche, la mentalité du film, je ne me sens pas changé par rapport à mes films précédents.


 

Et le texte qui précède le générique ?

O.I. : C’est une citation de William Shakespeare, mais citer Shakespeare en début de film, ça me semblait prétentieux. C’est une phrase populaire. En France, on appelle les voleurs des "bijoutiers du clair de lune", en Angleterre, "les chevaliers des ténèbres", Robin Hood était gardien du corps du diable. Le titre est intraduisible. Pour tout les pays autres que la France, le film s’appellera "La comédie française".

Conférence de presse, Venise, août 1984.


Les Favoris de la lune. Réal : Otar Iosseliani ; sc : O.I. & Gérard Brach ; ph : Philippe Théaudière ; mont : Dominique Bellfort ; mu : Nicolas Zourabichvili ; cost : Mic Cheminal. Int : Katja Rupé, Alix de Montaigu, Jean-Pierre Beauviala, Pascal Aubier, Christiane Bailly, Bernard Eisenschitz, Hans Peter Cloos, Maïté Nahyr, Mathieu Amalric, László Szabó, Yannick Carpentier, Fanny Dupin, Marie Parra Aledo, Gabriella Sheer, Noël Simsolo (France, 1984, 105 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts