par Francis Guermann
Jeune Cinéma n°404-405, hiver 2020
Depuis quelques années, les éditions en DVD ou Blu-ray des films de Yasujirō Ozu se succèdent : coffrets de cinq films en couleurs chez Arte Vidéo (2004) et surtout chez Carlotta (quatorze films en 2014, puis vingt films en 2019), sans éviter les répétitions de certains titres les plus connus. On ne s’en plaindra pas, tant son œuvre est d’une grande richesse et la qualité des dernières restaurations en 2K et 4K rafraîchissent la vision ancienne.
Ce nouveau coffret blu-ray propose les six derniers films du réalisateur (1) venu à la couleur tardivement, en 1958 - comme il était venu tardivement au parlant en 1936. Il ne s’est jamais précipité sur les dernières innovations techniques du cinéma. Il écrivait dans ses carnets : "Mes règles de vie sont simples. Pour les choses qui n’en valent pas la peine, suivre la mode. Pour les choses importantes, suivre la morale. Pour l’art, ne suivre que soi". Sa lenteur à suivre les mouvements du cinéma dans lesquels un film chasse l’autre dans l’actualité habituelle, sa persistance à creuser toujours le même sillon, celui des relations familiales au quotidien, raréfiant les actions, les lieux, les intrigues, restant dans la contemporanéité, allant vers toujours plus de simplicité technique, tout cela en fait un cinéaste très singulier, qui possède, comme l’a écrit Youssef Ishaghpour, un style, comme un peintre qui revient sans cesse sur le motif (2) et qui construit une œuvre. L’absence de spectaculaire et son éloignement des courants du cinéma mondial ont fait que ses films nous sont arrivés tardivement. Les premières projections en France de son film le plus célèbre, Voyage à Tokyo (1953) datent de 1978 (3). Souvent réduite à sa japonité, caractérisée par sa caméra "au ras du tatami", et à une supposée nostalgie de la vie traditionnelle dans son pays, en opposition avec l’arrivée de la modernité, l’œuvre de Yasujirō Ozu est en réalité universelle et résiste remarquablement au passage du temps.
Il faut savoir qu’il a débuté avec le cinéma muet (4), à la fin des années 1920, comme simple tâcheron, à une époque où les studios japonais réalisaient chacun pratiquement un film par mois, voire par semaine. Un rythme de travail frénétique pour lequel le réalisateur devait se plier aux modèles et commandes imposés : films d’action, films noirs, comédies d’inspiration américaine, shomin-geki (théâtre populaire) qui lui permettront de faire ses armes et de s’affirmer. C’est véritablement après la guerre - qu’il passera en partie à Singapour, puis prisonnier des Anglais -, en 1946, avec Printemps tardif (1949), qu’il accède à la consécration dans son pays. Suit alors toute une série de films qui sont l’acmé de son œuvre, certains reprenant les thèmes de ses premiers succès, comme Bonjour (1959) remake de Gosses de Tokyo (1932), ou Herbes flottantes (1959) remake de Histoire d’herbes flottantes (1934).
Ses derniers films, en couleurs, apparaissent, dans leur maîtrise parfaite, comme des variations sereines et, en apparence, légères de situations familiales ténues : un père veuf veut marier sa fille, des enfants réclament à leurs parents l’achat d’un poste de télévision, de vieux amis se retrouvent autour de verres de saké, un vieil homme tente de solder les problèmes familiaux avant de mourir. Chaque film donne lieu à une syntaxe et une organisation savantes. Le cinéaste construit ses films comme un peintre (composition graphique des plans, ponctuation de l’espace), et aussi comme un musicien, dans le rythme du film (enchaînements des plans, dissonances et ruptures) (5). Son détachement des conventions naturalistes (angles de caméra, champs / contrechamps "impossibles", faux raccords) en fait un cinéaste absolument unique. Tout en restant au plus concret et en empathie avec ses personnages qui mènent tous une vie très ordinaire, il élève le film à une dimension humaine (une profonde réflexion sur la transformation des choses et sur la condition humaine) et artistique peu communes.
Ses deux derniers films, Dernier Caprice (1961) où se mêlent comédie et tragédie, puis Le Goût du saké (1962), variation sur le passage du temps, qui reprend la trame de Printemps tardif, closent une œuvre qu’on ne se lasse pas de voir et de revoir et qui, paradoxalement, malgré sa réduction de toute chose et la reprise des mêmes sujets, n’est jamais répétitive.
Carlotta a la bonne idée de proposer simultanément à ce coffret la réédition des Carnets d’Ozu, qu’on ne trouvait plus que d’occasion à des prix extravagants, la dernière édition remontant à 1996 (éditions Alive). Dans ses carnets, tenus entre 1933 et jusqu’à sa mort en 1963, le réalisateur consigne au jour le jour, de façon très factuelle, les faits quotidiens : météo, menus de ses repas, résultats des concours de sumo ou de baseball, moments de travail, réflexions personnelles enrichies de petits poèmes traditionnels. Le cinéma y apparaît finalement assez peu, mais ces chroniques de la vie ordinaire font apparaître et éclairent ce qui existe dans tous ses films : un quotidien qui est au cœur de sa vie et de son œuvre. Cette édition augmentée et corrigée est dirigée par Vincent Paul-Boncour & Tomuya Endô, traduite par Josiane Pinon-Kawataké.
Francis Guermann
Jeune Cinéma n°404-405, hiver 2020
* Ozu en couleurs, coffret de six Blu-ray = six films en couleurs + quatre films n&b + suppléments, Carlotta Films.
Yasujiro Ozu, Carnets (1933-1963), traduction de Josiane Pinon-Kawataké, Carlotta Films, 1262 p.
1. Fleurs d’équinoxe, Bonjour, Herbes flottantes, Fin d’automne, Dernier Caprice et Le Goût du saké, réalisés entre 1958 et 1962. Le coffret contient aussi quatre films anciens en liens avec les six films en couleurs et des suppléments - certains dispensables.
2. Youssef Ishaghpour, Formes de l’impermanence, le style de Yasujiro Ozu, Tours, Farrago, éd. Léo Scheer, 2004.
En accès libre sur Internet selon le souhait de Youssef Ishaghpour (1940-2021).
3. Cf. "Découvrir Ozu", Jeune Cinéma n°123, décembre 1978-janvier 1980.
4. Sa filmographie compte davantage de films muets que parlants.
5. Par contre la musique, ou plutôt l’enrobage musical de ses films, paraît en deçà de ces exigences.
* Gosses de Tokyo (Otona no miru ehon : Umarete wa mita keredo). Réal : Yasujirō Ozu ; sc : Akira Fushimi ; ph, mont : Hideo Shigehara. Int : Tatsuo Saitō, Mitsuko Yoshikawa, Tomio Aoki, Hideo Sugawara, Takeshi Sakamoto, Teruyo Hayami (Japon, 1932, 91 mn).
* Printemps tardif (Banshun). Réal : Yasujirō Ozu ; sc : Y.O. & Kōgo Noda d’après le roman de Kazuo Hirotsu ; ph : Yūharu Atsuta ; mont : Yoshiyasu Hamamura ; mu : Senji Itō ; déc : Tatsuo Hamada. Int : Chishū Ryū, Setsuko Hara, Yumeji Tsukioka, Haruko Sugimura, Hohi Aoki, Jun Usami, Kuniko Miyake, Masao Mishima, Yoshiko Tsubouchi, Yōko Katsuragi (Japon, 1949, 108 mn).
* Voyage à Tokyo (Tōkyō monogatari). Réal : Yasujirō Ozu ; sc : Y.O. & Kōgo Noda ; ph : Yūharu Atsuta ; mont : Yoshiyasu Hamamura ; mu : Kojun Saitō ; déc : Tatsuo Hamada & Itsuo Takahashi ; cost : Taizo Saito. Int : Chishū Ryū, Chieko Higashiyama, Setsuko Hara, Haruko Sugimura, Sō Yamamura, Kuniko Miyake, Kyōko Kagawa, Eijirō Tōno, Nobuo Nakamura, Shirō Ōsaka (Japon, 1953, 136 mn).
* Fleurs d’équinoxe (Higanbana). Réal : Yasujirō Ozu ; sc : Y.O. & Kōgo Noda d’après le roman de Ton Satomi ; ph : Yuharu Atsuta ; mont : Yoshiyasu Hamamura ; mu : Takanobu Saitō. Int : Shin Saburi, Kinuyo Tanaka, Ineko Arima, Yoshiko Kuga, Fujiko Yamamoto, Keiji Sada, Teiji Takahashi, Miyuki Kuwano, Chishū Ryū, Chieko Naniwa, Ryūji Kita, Nobuo Nakamura, Mutsuko Sakura, Fumio Watanabe (Japon, 1958, 118 mn).
* Bonjour (Ohayō). Réal : Yasujirō Ozu ; sc : Y.O & Kōgo Noda ; ph : Yūharu Atsuta ; mont : Yoshiyasu Hamamura ; mu : Toshiro Mayuzumi. Int : Kōji Shidara, Masahiko Shimazu, Chishū Ryū, Kuniko Miyake, Yoshiko Kuga, Keiji Sada, Sadako Sawamura, Haruko Sugimura (Japon, 1959, 94 mn).
* Herbes flottantes (Ukigusa). Réal : Yasujirō Ozu ; sc : Y.O & Kōgo Noda ; ph : Kazuo Miyagawa ; mont : Toyo Suzuki ; mu : Takanobu Saitō. Int : Ganjirō Nakamura, Machiko Kyō, Ayako Wakao, Hiroshi Kawaguchi, Haruko Sugimura, Hitomi Nozoe, Chishū Ryū, Kumeko Urabe, Natsuko Kahara (Japon, 1959, 119 mn).
* Fin d’automne (Akibiyori). Réal : Yasujirō Ozu ; sc : Y.O. & Kōgo Noda d’après le roman de Ton Satomi ; ph : Yuharu Atsuta ; mont : Yoshiyasu Hamamura ; mu : Takanobu Saitō. Int : Setsuko Hara, Yōko Tsukasa, Mariko Okada, Keiji Sada, Miyuki Kuwano, Shin’ichirō Mikami, Shin Saburi, Chishū Ryū, Nobuo Nakamura, Kuniko Miyake, Sadako Sawamura, Ryūji Kita, Fumio Watanabe (Japon, 1960, 128 mn).
* Dernier Caprice (Kohayagawa-ke no aki). Réal : Yasujirō Ozu ; sc : Y.O. & Kōgo Noda ; ph : Asakazu Nakai ; mont : Kōichi Iwashita ; mu : Toshirō Mayuzumi ; déc : Tomoo Shimogawara. Int : Ganjirō Nakamura, Setsuko Hara, Yōko Tsukasa, Michiyo Aratama, Keiju Kobayashi, Chishū Ryū, Yūko Mochizuki, Chieko Naniwa, Reiko Dan, Yumi Shirakawa, Akira Takarada, Yū Fujiki, Haruko Sugimura, Hisaya Morishige, Daisuke Katō (Japon, 1961, 103 mn).
* Le Goût du saké (Sanma no aji). Réal : Yasujirō Ozu ; sc : Y.O. & Kōgo Noda ; ph : Yūharu Atsuta ; mont : Yoshiyasu Hamamura ; mu : Kojun Saitō ; déc : Tatsuo Hamada & Shigeo Ogiwara ; cost : Yuuji Nagashima. Int : Chishū Ryū, Shima Iwashita, Keiji Sada, Shinichirō Mikami, Mariko Okada, Teruo Yoshida, Noriko Maki, Nobuo Nakamura, Eijirō Tōno, Kuniko Miyake, Kyōko Kishida, Haruko Sugimura, Daisuke Katō (Japon, 1962, 112 mn).