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Oshima, Nagisa (1932-2013)
Découverte d’une œuvre
publié le mercredi 18 mars 2015

À partir de La Pendaison
par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°42, novembre-décembre 1969


 


Nagisa Oshima. 37 ans, quinze films, une équipe. Inconnu en France jusqu’au printemps 1968. Montrée à Cannes, La Pendaison est une révélation. "Pamphlet contre la peine de mort ", "cauchemar", "univers absurde", la critique oscille de André Cayatte à Franz Kafka. Depuis septembre, le film La Pendaison est distribué au Quartier latin, et la première du Journal du voleur de Shinjuku provoque, à la Cinémathèque, les embouteillages des anciens temps. Si Shonen présenté à Venise, et L’Obsédé en plein jour trouvent preneur, c’est un visage neuf du cinéma japonais qui va nous apparaître.


 


 

Quatre films sur quinze, une petite zone éclairée dans une œuvre à découvrir. Trop peu pour faire connaître un auteur, assez pour révéler une obsession, un ton, une démarche. L’obsession c’est le crime : viol, vol ou meurtre ; crime partout, au village, en banlieue, au cœur de Tokyo ; crime d’enfant, d’adulte, de pauvre, de bourgeois. Le ton : entre l’admiration et la complicité, jamais cette pitié ou cette curiosité qui regarde le criminel comme un objet étranger. "Cet enfant est formidable, il peut devenir criminel" Shonen. "Le démon, c’est moi" (L’Obsédé en plein jour.) Et enfin "Dans le monde actuel tourner un film, c’est être criminel". Nagisa Oshima part du fait divers, du crime décrit dans le journal ou par le rapport de police : un petit garçon dressé par ses parents simule des accidents sur la voie publique ; le sex-vampire a tué sa 33e femme ; un étudiant est pris en flagrant délit, il volait des livres à l’étalage ; un lycéen coréen tue deux jeunes filles japonaises.


 


 


 

Et à partir du fait divers, la recherche du pourquoi. Certes la misère, la guerre qui rend infirme, la famille en loques et ce Japon raciste qui enferme ses Coréens au ghetto, cette réalité qui remplit "de colère et de tristesse". Mais loin de Nagisa Oshima l’idée simplificatrice de faire du criminel le produit d’une violence qu’il répercuterait directement par ses crimes. 500 000 Coréens réduits à l’état de sous-hommes ne donnent pas forcément un million de filles assassinées, mais 500 000 Coréens enfermés au ghetto c’est combien de R. solitaires et frustrés comme le héros de La Pendaison  : "Tu comprends, les autres, ils avaient quelqu’un et toi tu n’avais personne". Et pas seulement les Coréens ; l’étudiant de Shinjuku qui ne peut aimer et qui vole comme on se masturbe, et le jeune villageois de L’Obsédé en plein jour qui s’offre timidement à deux filles de son village et va se tuer sans histoire en répétant "Je suis seul, je suis seul". Celui-là se tue, d’autres tuent. Ils commencent à rêver d’une fille docile qu’on pourrait aborder, la tuent en imagination pour mieux l’aimer et finissent par ne plus pouvoir aimer que les filles évanouies ou mortes.

C’est en frustrant les hommes que la société les rend criminels, c’est par la connaissance de cette frustration que les hommes se libèrent. Se libèrent ? mesurent plutôt l’impossibilité de se libérer sans transformer la réalité. Comment sortir du cercle ? Les jeunes héroïnes de L’Obsédé en plein jour prêchent l’amour libre, mais ne savent aimer librement et se découvrent responsables des crimes de l’obsédé. Seule une société nouvelle libèrera l’homme, mais seul un homme libre peut faire la révolution. Comprendre le monde pour le changer, mais aussi "le comprendre pour me comprendre et avec moi le monde". Œdipe encore une fois en face du Sphinx, et la réponse toujours la même : l’homme, pas l’État, pas la société abstraite, l’homme ; cet homme-ci, toi.

Il y a dans La Pendaison un des plus beaux plans du cinéma. R., devenu amnésique, essaye de se souvenir. Docile aux policiers qui lui décrivent sa jeunesse d’enfant pauvre, il mime son retour à la maison : il regarde le policier ouvrir une porte imaginaire d’un geste brutal se recueille et d’un geste lent, doux, pousse à son tour le battant de la porte. Premier pas vers un passé inconnu, précieux et sans doute terrible. Ce film est une bonne porte pour pénétrer l’univers de Nagisa Oshima. Shonen peut tromper par son apparente simplicité, Le Journal du voleur de Shinjuku peut décourager par sa relative incohérence. La Pendaison livre assez, dès la première vision, pour donner envie de franchir le seuil et continuer la quête.


 


 


 

Cela commence par un travelling : dans une ville, une prison. Dans la prison une cour ; dans la cour une baraque, une pièce nue, une trappe, une corde ; matière, dimension, destination. Ce ton sec pour décrire l’appareil à tuer, c’était celui de Luis Buñuel dans Las Hurdes. "À ces enfants qui meurent de faim, on apprend la règle de trois". Tasse de thé, petits gâteaux, c’est la version japonaise de la fameuse cigarette. Prière au Christ ou à Bouddha. Il y a ceux qui exécutent et ceux qui condamnent, et, entre les deux, les témoins, les complices : le prêtre, le psychiatre (on l’appelle au Japon, le chargé de l’éducation). Pour le condamné à mort, être éduqué c’est "sentir sa culpabilité". La loi japonaise "respecte l’homme" et ne tue que des coupables. Tout le film repose là-dessus. Dans les catéchismes d’enfance, cela s’appelait "pleine connaissance", sans quoi pas de péché mortel. Versant communiste ç’est l’accord sur le verdict demande aux condamnés. Bertolt Brecht nous a raconté, dans La Décision, l’histoire de ce jeune Chinois qui accepte d’être "écrasé par ses camarades".


 

Dans La Pendaison, R. est d’accord, la machine a inscrit dans la chair de sa conscience, l’aveu de sa culpabilité, R. dit oui. Il s’agite un peu aux mains des exécutants, puis au bout de la corde, affaire d’une seconde. Entrée en scène du médecin, qui vient constater le décès, c’est-à-dire l’arrêt du cœur. D’habitude le cœur s’arrête au bout de douze minutes. D’habitude. Mais cette fois le cœur ne s’arrête pas et son battement remplit l’espace de la prison et celui de la salle de "spectacle". La loi n’a pas prévu le cas, il faut improviser. Le début est facile, R. est évanoui, on le ranime. Mais R. refuse de se souvenir, R. refuse d’être R. Or la loi est formelle : le condamné doit mourir conscient. Comment faire pour qu’il se souvienne ? Alors surgit l’idée de génie : on va lui raconter son crime, ou mieux, le lui "jouer". Avec les moyens du bord puisque nul ne doit pénétrer dans l’enceinte réservée à l’exécution, et pour faire bonne mesure on remontera aux sources.


 

Voici donc tout le personnel de la prison chargé de la représentation. Chacun reçoit son rôle, celui du garçon étrangleur, celui de la fille violée, de la mère, du père, des femmes de rencontre... Une machine qui se détraque, ça peut être terrible. Quand c’est la machine à tuer, c’est grotesque et merveilleux. Un gardien, ça garde, un prêtre, ça bénit, un médecin, ça constate le décès, un psychiatre, ça découvre les névroses, un procureur, ça condamne à mort. Mais un gardien qui étrangle, un prêtre assez content de s’offrir au viol, un procureur qui... - pardon, il ne fait rien le procureur, il regarde sans voir, sans se souvenir, sans rêver, il ne lui arrive rien, il a le drapeau japonais dans le dos, il est l’État. Bref des outils vont se mettre à mimer des gestes d’hommes, c’est dangereux et il va se passer quelque chose. Tout commence comme une pièce bien jouée, ces mains autour du cou, cette tête pâmée, ces doigts à la braguette, ces intonations vulgaires "à la coréenne", ce n’est que le rôle et ce n’est pas facile quand on est japonais d’être vulgaire, quand on est gardien de prison de faire les gestes du viol. Le seul doué, c’est le prêtre, il s’étend sur le dos et ne bouge plus. Mais bientôt les gestes deviennent autonomes : le psychiatre pisse contre un mur, le médecin hurle comme une femme hystérique, le gardien fait des gestes obscènes. "Idiots !" hurle le meneur de jeu, ce n’était pas dans le scénario. Où était-ce donc ? On renonce au psychodrame, d’ailleurs inefficace. R. n’a rien compris, ni le désir sadique, ni le désir tout court. Il suffit d’imaginer, c’est plus sûr et plus facile, aussi bien l’acte d’accusation est là pour rappeler tous les détails : la classe, le toit du lycée, la fille sur la terrasse, la course de R., le viol et le crime pour camoufler le viol ; mais un fantasme, c’est dur à contrôler, et soudain, sans prévenir, le cadavre est là, sur le sol de la prison, et tous le voient puisque tous ont tué en imagination.


 

Et là, précisément, s’établit un premier contact entre R. et les autres. Un cadavre flotte entre le souvenir et le rêve, aussi irréel pour R. que pour les policiers. Ce crime, il le comprend mais ne le reconnaît pas pour sien, il manque quelque chose, un souvenir d’amour, une femme. Elle apparaît comme une héroïne de André Breton ou de Emily Brontë, surgie du ciment et du cercueil, belle, coréenne, mili-tante. Certains critiques l’ont confondue avec la lycéenne assassinée, d’autres la croient imaginaire, d’autres croient encore qu’elle vient du passé de R. On pense l’avoir identifiée : cette fille qui se dit la sœur de R., n’est-ce pas cette sœur dont il parle dans une scène précédente ? On en était encore au psychodrame, on jouait la scène de "la promenade avec les petits frères" ; deux têtes de policiers se balancent à ras d’écran, ce sont les frères de R. ; celui-ci parle du zoo, de la campagne et soudain son regard fixe quelque chose au-delà de l’écran : "c’est notre sœur qui nous fait signe au balcon". "Hors sujet", rugit le policier metteur en scène avec la décision du prof’ qui biffe une copie. Interdit d’imaginer, seuls sont autorisés les souvenirs qui mènent au crime, celui-là menait à l’amour et au-delà à quelle révolte ?


 

La Coréenne parle du Japon oppresseur, des Coréens humiliés, d’impérialisme, de conscience nationale assassinée. Les policiers retrouvent alors le sol ferme de la bonne conscience. Cette fille-là est à tuer, également, pas comme l’autre, la lycéenne. On l’exécute, on se détend, on se restaure et lorsque surgit le souvenir de tous les meurtres légaux commis pendant la guerre, ça ne gêne plus personne. La guerre, ça n’amuse personne. Les exécutions non plus, mais un bon citoyen défend l’État en dépit de ses opinions privées. Cependant, morte aux yeux des officiers, la Coréenne parle à R. Elle lui propose une étrange image de lui-même : celle d’un R. militant qui aurait fait de son crime un acte politique ; de son procès, le procès du Japon ; de sa violence meurtrière, une contre-violence.


 

Mais R. refuse cette image aussi fausse que les stéréotypes racistes sur la vulgarité coréenne. "Si R, est ce que tu dis, je ne suis pas R.". Alors elle se tait et s’allonge auprès de R. qui parle. Il dit son enfance privée de gâteaux et rêvant aux gâteaux et aussi, son adolescence privée de filles, ses rêves de meurtre, son crime irréel comme ses rêves. Et lorsqu’elle s’étonne parce que "qui est dans la misère cherche la lumière", il répond simplement : "Chez moi, ce n’était pas ainsi". Et c’est le récit de leur rencontre, de l’attente le soir, de l’inquiétude pour la fille aimée et la découverte de la réalité de la mort, "tu m’as aimée et j’ai compris le tort fait à mes victimes, et j’ai retrouvé le contact avec le monde". Sur l’écran défilent les images du passé, fixes d’abord comme des photogrammes, images de bidonville et visage de femme. Le mouvement se libère : course à bicyclette, chute, glissade de la berge à la rivière, et, finalement, belle image d’après l’amour, le radeau bercé par l’eau, et R. endormi, la tête appuyée sur les genoux de sa sœur-épouse.


 

Le final est bref et didactique. R. vient se placer sous la corde. "Je suis innocent, j’ai fait ce que vous dites et je dénie à l’État le droit de me tuer" - "Mais c’est cette idée que nous condamnons" - "Je l’admets et maintenant je meurs pour tous les autres R., et pour vous les bourreaux, et pour vous et pour vous ". Il ne s’agit pas évidemment, quoi qu’on en ait dit parfois, d’un dénouement à résonance christique, et R. ne prend pas sur lui tous les péchés des autres R. En se prononçant innocent, il accuse la nation japonaise coupable de crime contre les Coréens, en se faisant exécuter et en refusant l’acquittement, il dénonce comme criminelle l’autre face du Japon, lÉtat qui juge et exécute. Sa mort est un appel à la révolte. Le propos final est clair, mais le cheminement est complexe à l’extrême. C’est que Nagisa Oshima a enchevêtré non seulement divers temps - le spectateur rompu aux techniques de morcellement du récit rétablit aisément la chronologie -, mais aussi différents niveaux de réalité : réalité objective de la prison et de la ville ; réalité imaginaire des souvenirs, des rêves, du théâtre. Et la démarche du cinéaste est celle de son personnage. Elle va d’une fausse clarté imposée par l’État, vers une confusion totale : ce crime jamais montré, toujours représenté, sans qu’on sache jamais s’il est un souvenir de R., un rêve des policiers ou la vision du cinéaste ; puis la confusion se dissipe et tous les éléments se mettent en place. À la fin du film, R., comme le spectateur, a pris conscience d’une triple réalité, celle de son crime, de sa misère, de son amour et établi un rapport entre les trois éléments. Clarté apparente, confusion, prise de conscience. Autant Le Journal du voleur de Shinjuku nous plonge au cœur de la confusion et nous laisse à nous, spectateurs, le soin de franchir nous-même la dernière étape, autant le dernier film de Nagisa Oshima, Shonen nous apparaît simple. Sobriété, caractère documentaire, linéarité du récit, le style risque de tromper le spectateur autant que le fait divers choisi et son contexte : famille pauvre, père indigne, enfant malheureux.


 


 

Or, après La Pendaison, il est évident que Shonen est un R. enfant. Son rêve à lui, c’est "l’Homme de l’Espace", rêve collectif de, tous les enfants du monde ; son amour, un petit frère qui rêve avec lui ; la mort qui fait entrer le réel, ce cadavre de fillette accidentée ; lui aussi pense un moment fuir et voudrait revenir vers son enfance protégée, vers la maison de sa grand-mère. Comme R., le petit garçon reconnaît son rêve comme un rêve ; il le construit sous les yeux du petit frère - un grand bonhomme de neige -, puis il le regarde en face et va sauvagement cogner de l’épaule pour le détruire. Et alors que tout l’ensemble du film, éliminant toute virtuosité, témoigne d’une superbe indifférence pour la mise en scène, la mise en image à ce moment-là développe une beauté extraordinaire, faite de rouge et de blanc, de triangle inscrit dans un rectangle, de neige devenue rêve, d’enfance devenue adulte et d’amour viré en rage.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°42, novembre 1969

* Cf. aussi "Entretien avec Nagisa Oshima", Jeune Cinéma n°42, novembre 1969.

** Cf. aussi "Texte annonce de Nagisa Oshima", à propos de La Pendaison, Jeune Cinéma n°42, novembre-décembre 1969.


* L’Obsédé en plein jour (Hakuchu no torima). Réal : Nagisa Ōshima ; sc : Taijun Takeda & Tsutomu Tamura ; ph : Akira Takada ; mont : Keiichi Uraoka ; mu : Hikaru Hayashi. Int : Hideo Kanze, Hideko Kawaguchi, Saeda Kawaguchi, Narumi Kayashima, Teruko Kishi, Hosei Komatsu, Akiko Koyama, Kei Satō, Ryoko Takahara, Taiji Tonoyama, Rokkō Toura, Fumio Watanabe, Sen Yano (Japon, 1966, 99 mn).

* La Pendaison (Kōshikei). Réal : Nagisa Ōshima ; sc : N.O., Mamoru Sasaki, Tsutomu Tamura & Michinori Fukao ; ph : Yasuhiro Yoshioka ; mont : Keiichi Uraoka ; mu : Hikaru Hayashi. Int : Kei Satō, Fumio Watanabe, Toshirô Ishido, Masao Adachi, Rokkō Toura, Hosei Komatsu, Masao Matsuda, Akiko Koyama, Do-yun Yu, Nagisa Ōshima (Japon, 1968, 117 mn).

* Le Petit Garçon (Shōnen). Réal : Nagisa Ōshima ; sc : Tsutomu Tamura ; ph : Yasuhiro Yoshioka ; mont : Sueko Shiraishi & Keiichi Uraoka ; mu : Hikaru Hayashi ; déc : Jusho Toda. Int : Tetsuo Abe, Fumio Watanabe, Akiko Koyama, Tsuyoshi Kinoshita, Do-yun Yu (Japon, 1969, 97 mn).

* Journal d’un voleur de Shinjuku (Shinjuku dorobo nikki). Réal, mont : Nagisa Ōshima ; sc : N.O., Mamoru Sasaki, Tsutomu Tamura & Masao Adachi ; ph : Seizō Sengen & Yasuhiro Yoshioka. Int : Tadanori Yokoo, Rie Yokoyama, Kei Satō, Jūrō Kara, Tetsu Takahashi, Moichi Tanabe, Rokkō Toura, Fumio Watanabe (Japon, 1969, 94 mn).



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