par Claudine Castel
Jeune Cinéma n°429, mai 2024
Sélection officielle Encounters de la Berlinale 2023
Sortie le mercredi 8 mai 2024
Le réalisateur iranien Mehran Tamadon vit depuis son adolescence en France, où il a obtenu son diplôme d’architecte. En 2002, de retour en Iran, il s’oriente vers une carrière artistique, expose au musée d’Art contemporain de Téhéran, et réalise en 2004 son premier documentaire (un moyen métrage) Mères de martyrs. Le titre original, Behesht Zahra, désigne le cimetière où se réunissent les mères des jeunes soldats morts au front lors de la guerre Iran-Irak. Il n’aura de cesse de se confronter aux défenseurs de la République islamique. Avec Bassidji (2009), il filme ses premières tentatives de dialogue avec les miliciens du régime. Athée et politisé, il s’interroge sur sa démarche, et craint d’être récupéré par ces hommes rompus à la rhétorique, que le film soit perçu comme un instrument de leur propagande. C’est alors que Andrée Davanture, la grande dame du montage, est intervenue pour le mettre en garde : "Tu n’as pas le choix. Il faut que tu sois dans le champ […] Tu veux comprendre comment raisonnent les gens, même si t’es pas d’accord avec eux, dis-le directement dans ton film". Il tire profit de la leçon et poursuit l’expérience dans Iranien (2014) ; il persuade quatre mollahs de venir habiter deux jours dans sa maison familiale et s’inclut dans le champ pour débattre avec eux.
Mais créer un espace commun de dialogue n’est plus à l’ordre du jour. Mon pire ennemi et Là où Dieu n’est pas, ses deux derniers films présentés à la Berlinale en 2023, traitent de la torture et de la violence carcérale. Dans Mon pire ennemi, il imagine un récit où il se soumet à un interrogatoire fictif mené par des exilés iraniens. Il s’installe dans un lieu désaffecté, une maison vide où l’essentiel se joue à huis clos. Taghi Rahmani (1) le met en garde : "Lorsqu’on t’arrête, tu rentres en guerre, ils cherchent ta défaite". Le film trouve sa voie quand Zar (2) apparaît ; elle tient le rôle de l’interrogateur. La jeune femme passe sa vie privée au crible de questions gênantes qu’il ignorait qu’elle lui poserait. Elle lui reproche de faire des films, de les présenter en festivals ; quand il lui répond que c’est par la force de la caméra qu’il arrive à dialoguer, elle le prend au mot, le filme avec son portable, exigeant qu’il se retrouve en caleçon.
Après l’avoir déstabilisé psychologiquement, elle le déstabilise physiquement ; désemparé, à la merci de l’arbitraire et de la violence, il perd le contrôle de la mise en scène et son pouvoir de réalisateur. La fiction qu’il a projetée se renverse, sape la relation filmeur / filmé. Dans ce rapport de forces, on se demande qui torture qui, même si la dernière séquence montre une relation apaisée entre Mehran et Zar.
Le réalisateur dit faire des "films de tournage", mais il a eu du fil à retordre au montage : comment n’être ni impudique, ni narcissique sur un sujet comme la torture. Il est sorti de ce questionnement en tournant Là où Dieu n’est pas, trois récits d’amis iraniens qui ont enduré la prison et la torture. Cette mise à l’épreuve que Zar a vécue douloureusement, puisqu’elle a subi ces interrogatoires en Iran, nous questionne et nous confronte à la barbarie. Le pire ennemi du réalisateur c’est aussi le démon intérieur, la mauvaise conscience.
Claudine Castel
Jeune Cinéma n°429, mai 2024
1. Le journaliste Taghi Rahmani, après avoir purgé un total de 14 ans de prison, vit en France depuis 2012. Il est marié depuis 1999 à Narges Mohammadi, en détention à la prison d’Evin, lauréate du prix Nobel de la Paix 2023, reçu par leurs deux enfants, Ali et Kiana.
2. Zar Amir-Ebrahimi, actrice, productrice et réalisatrice franco-iranienne, prix d’interprétation féminine à Cannes 2022 pour Les Nuits de Mashhad de Ali Abassi. Elle vit à Paris depuis 2008.
Mon pire ennemi. Réal : Mehran Tamadon ; sc : M.T. & Philippe Lasry ; ph : Patrick Tresh ; mont : M.T. & Luc Forveille. Avec Zar Amir Ebrahimi, Mehran Tamadon (France-Suisse 2023, 82 mn). Documentaire.