par Françoise Audé-Jeancolas
Jeune Cinéma n°73, septembre-octobre 1973
Sélection officielle en compétition du Festival de Valladolid 1975
Sortie le jeudi 25 octobre 1973
Des yeux justes sans espoir
Qui vous connaissent
Et que vous auriez dû crever
Plutôt que de les ignorer.
Paul Éluard, Les Yeux Fertiles.
C’est d’abord un tourbillon, celui que crée le spectacle dans le spectacle, le théâtre dans le film, l’agitation fébrile des coulisses, l’exaltation particulière que l’on ressent à être dedans, initié et mouche du coche, et dehors, spectateur. Le montage est court, sa nervosité est autant technique que psychologique. Les acteurs sont des mousquetaires, ils ont l’arrogance du talent, ils pourraient venir de chez Roger Planchon, ils vivent. Dans la vie en effet, dans leur vie, ils confondent - ou confrontent - la fiction et la réalité : est-il logique que deux mousquetaires, deux amis se battent en duel à l’épée nue, sur une jetée du port de Sète ?
Il est tragique que, soudain, l’un d’eux se saisisse de l’arme de son partenaire et se la plante dans le ventre. Qu’il meure avec la lenteur calculée du défi suprême en allumant et fumant une cigarette. Une tache rouge imbibe sa tunique jaune. Nous, spectateurs, nous en avons plein les yeux. C’est beau, fulgurant. Alors celui qui vit encore, celui qui a vu la mort pénétrer celui qui se l’est donnée, Yvan (Gérard Desarthe) nous entraîne jusqu’au bout de la nuit qu’il s’est choisie, en fermant, lui aussi, les yeux pour toujours.
"Le lyrisme est le développement d’une protestation" écrivaient, en 1929, André Breton et Paul Éluard. Joël Santoni est lyrique. André Breton disait encore : "La beauté sera convulsive ou ne sera pas". Épaulé par Gérard Desarthe, dont la prestation est trop exceptionnelle pour n’être pas intime (une épreuve plus qu’une catharsis), Joël Santoni conduit son film jusqu’à la convulsion. Il fait du rêve la réalité, d’une angoisse la violence, d’une allégorie une protestation. Il reste concret en se maintenant au plan le plus subtil du symbole. Il donne à son œuvre toute l’épaisseur charnelle du cinéma français de tradition où les acteurs comptent : ils s’approprient les intentions de l’auteur pour en faire une chose qui est leur. Ainsi Marcel Dalio, ainsi Jean Carmet sont-ils, là, inoubliables, Marcel Dalio surtout, pour qui ce rôle, après une carrière marquée par Jean Renoir, mais épuisée dans les redites, est une renaissance autant qu’un retour sur soi d’une gravité rare.
Yvan arrive à Paris, rencontre Xénie, une comédienne (Lorraine Rainer) qui s’exerce à pleurer et ne parvient pas à arrêter ses larmes. Ils s’aiment. Yvan cependant évite ses anciens amis, évite sinon de vivre du moins de renouer avec sa vie passée. C’est d’abord un jeu puis bientôt une provocation. Il va jusqu’à acheter des lunettes opaques qui font de lui un véritable aveugle. L’aveugle est un révélateur pour les passants. Il cristallise leurs réactions : serviabilité hypocrite, brutalité, indifférence, curiosité intéressée. Infirme, il attire les autres infirmes comme Raoul (Jean Carmet) qui est bègue et qui s’accroche à Yvan pour lui raconter la rue. Vulnérable, il attire Marcel Dalio qui se conduit en parfait homme du monde, en bourgeois des beaux quartiers attaché à protéger son "jeune ami". Épave, il suscite chez le prêtre de Notre-Dame une attitude fonctionnelle, c’est-à-dire charitable.
Mais Yvan conduit son entreprise plus loin. Il cesse d’enlever ses verres, il ne veut plus voir, plus être un truqueur ou un faussaire. L’engagement qu’il sollicite des autres, à leur insu, il se l’impose. Aveugle 24 heures sur 24, il refuse même de regarder Xénie, il lutte avec Caroline, une autre amie, pour ne pas ouvrir les yeux. Violence, masochisme, quête d’un absolu.
Curieusement il établit alors des rapports de quasi complicité avec Pépère, le semi clochard installé dans la cave de l’immeuble où habite Xénie. Pépère, c’est Lucien Raimbourg qui trouve là un vrai rôle. Il a été danseur au Moulin Rouge ou dans un établissement qui relève de la même mythologie, et il fut amoureux de la vedette. Elle habite là. Souvent, un peu ivre, il danse au milieu de la cour pour la reconquérir. Elle est à sa fenêtre, empâtée, laide, mais toujours éblouissante pour lui. Pépère est emmené à l’asile. Raoul, le bègue, retrouve, à la suite d’un accident de moto, la fluidité de la parole. Il s’en réjouit auprès du veilleur de nuit avec lequel il fait équipe depuis des années. Or, ils se parlaient si peu que celui-ci ne s’était jamais aperçu de l’infirmité de Raoul. Marcel Dalio éveille les soupçons d’Yvan : il essaie de soutirer de l’argent à Xénie qu’Yvan présente comme son infirmière. Marcel Dalio est découvert : faux bourgeois, il ne possède que son costume et son affabulation. Il supplie Yvan de le regarder. Il veut une reconnaissance, être reconnu authentique bourgeois ou authentique mystificateur. Le refus d’Yvan est une mise à mort. Seul peut-être, le prêtre dont on ne comprend pas bien la position au sein des tendances de l’Église, seul, lui et Xénie ont senti l’absolu de la démarche d’Yvan.
Pour nous, spectateurs, l’épreuve devient réelle, convulsive. Nous ne savons plus, nous ne pouvons plus imaginer ce que vit Yvan. Par exemple. il est engagé au Bois de Boulogne pour figurer dans une cérémonie érotique obscure. Fou d’angoisse, il se débat, est assommé. Le jeu devient un jeu à la vie à la mort. La séquence est étrange, construite autant selon la subjectivité de l’auteur-voyeur et deus ex machina que selon celle d’Yvan-victime. Ce n’est pas sadien, c’est le délire fait œuvre.
Alors nous n’avons plus qu’à glisser avec Yvan au long des rues, au cœur de Paris, hors de Paris, au-delà des banlieues, jamais à la campagne. Yvan n’échappe pas à la ville. Ce n’est pas une des moindres qualités, un des moindres paradoxes que l’évident bonheur de Joël Santoni à filmer Paris : un Paris aimé comme seuls l’aiment les provinciaux qui en ont rêvé, qui en sentent la vibration souterraine et la formidable chaleur, où l’anonymat libérateur puise la force de n’être pas solitude. Car ce film construit autour d’un aveugle "par volonté" est d’une très grande richesse visuelle.
Au bout de la jetée d’asphalte d’une autoroute, épuisé, Yvan ouvre les yeux face à Xénie qui ne l’a pas abandonné, respectant son entreprise jusqu’à son issue. Qu’il voie ou non finalement importe peu. La conclusion est bunuélienne. L’amour est allé au point ultime. Yvan a conquis cette dimension autre où les yeux sont plus que ce qu’ils sont parce qu’ils sont des "yeux fertiles".
Françoise Audé-Jeancolas
Jeune Cinéma n°73, septembre-octobre 1973
* Cf. aussi "Joël Santoni par Joël Santoni", Jeune Cinéma n°73, septembre-octobre 1973.
Les Yeux fermés. Réal : Joël Santoni ; sc : J.S., Claude Breuer & Jeanne Bronner ; ph : Pierre-William Glenn ; mont : Thierry Derocles ; mu : Terry Riley. Int : Gérard Desarthe, Lorraine Rainer, Marcel Dalio, Jean Carmet, Lucien Raimbourg, Bernard Murat, Raoul Billerey, Pierre Nunzi, Pierre-William Glenn, Jean Lescot, Dominique Labourier (France, 1972, 118 mn).