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Santoni, Joël (1943-2018) (e)
Un premier film
publié le jeudi 16 mai 2024

Entretien avec Françoise Audé-Jeancolas
À propos de Les Yeux fermés

Rencontre avec Joël Santoni (1973)
Jeune Cinéma n°73, septembre-octobre 1973


 


Joël Santoni par Joël Santoni, en 1973

Jusqu’à 16 ans, éducation et vie au Maroc. Fréquentation assidue des salles obscures - commerciales et ciné-club. L’idée d’auteur n’existait pas pour moi. La musique se composait, les livres s’écrivaient, mais le cinéma - bizarrement - était un tout, même pas un métier. Je pense que ceci est dû au manque de cinémathèque et de revues de cinéma. Départ à Paris. Études de droit (le moins compromettant) et découverte de la Cinémathèque. Fréquentation assidue, puis complète, couplée avec les salles du Quartier Latin. Abandon du Droit comme prévu. Écriture de scénarios. Envie de tourner un court métrage. Le départ est donné.
Intérêt pour le documentaire. J’emprunte une Baulieu et un peu d’argent et fais un court métrage sur les marchés de Paris intitulé Le marché est ouvert. Puis deuxième court métrage, inachevé car tourné en mai 1968. Lin autre, La fausse querelle. Je traîne un peu et je rentre au service de la Recherche à l’ORTF. Pas pour longtemps.

C’est alors que je pense au long métrage. Écriture d’un scénario, Les Yeux fermés, que je présente à l’Avance sur recette au CNC. Après ce passage à "l’Avance", on m’accorde 25 millions. Recherche d’un producteur. J’en trouve un qui veut une vedette dans le rôle. D’accord, mais qui ? Gian Maria Volonté. Révision du scénario. Je vais le voir : il était dans le film de Elio Petri et devait tourner celui de Francesco Rosi : impossible (1)

La recherche du rôle d’Yvan continue. L’échéance de l’avance approchant, je propose au producteur de tourner avec un petit budget : réticence de sa part. Je découvre Gérard Desarthe et Lorraine Rainer. Je quitte le producteur et je décide de monter ma propre production, en empruntant à droite et à gauche, pour pouvoir payer les techniciens et les acteurs (sans pratiquer le "bidon" de la soi-disant participation. Ce n’est pas pour rien si ce mot a été récupéré ailleurs). On commence à tourner. Au bout de deux semaines le centre m’apprend que mon avance est réduite de 5 millions, parce que le film n’a pas de vedette connue dans le premier rôle. Là-dessus, le cabinet du ministre demande à la commission - qui n’est que consultative - de revenir sur sa décision à propos de l’avance de 25 millions. Frictions, énervement, inquiétude... j’attends encore la réponse. Le film se fait et se termine avec un petit budget. Ce n’est pas une vocation pour moi de faire un film avec un petit budget. Il faut démystifier l’idée de cinéma de qualité lié au film à petit budget. Le tir doit absolument être rectifié. On croit à tort que les petits moyens apportent la liberté : c’est archifaux. Le petit budget n’est rien d’autre qu’une contrainte et des sacrifices pour l’équipe technique et les acteurs. Sacrifices et contraintes ne se conjuguent pas avec liberté.

Pour mon film, je voulais évidemment une histoire, mais avant tout faire un constat personnel. Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est de décoder comment certains types de situations ont été traités à travers l’idéologie que charrie le cinéma et comment en les connotant je vais traiter moi-même une situation donnée. Ceci sans innocence, car il n’y a pas de cinéma innocent, il n’y a que des gens innocents. Il n’y a pas de vide politique, de vide idéologique au cinéma. Ce n’est pas une raison pour piétiner la caméra comme objet issu de la classe bourgeoise. Mais le cinéma parlant était inventé depuis 30 ans quand il est né. Comme par hasard c’était la crise de 1929, et la crise économique du cinéma muet.

La technique cinématographique en général est liée à l’économie bourgeoise. Il est aberrant de ne pas avoir à l’heure actuelle une caméra de 35 mm portable en son synchrone : c’est là que le langage cinématographique subit la technique économique. La cassure entre le 16 et le 35 mm est représentative du système. Le raccord dans le mouvement n’a pas été inventé par hasard : l’impression de réalité qu’il crée, est représentative du produit de l’idéologie dominante. On doit le dire.

L’idée du film est partie de l’idée d’espace et de la privation d’un sens. L’idée d’espace, je l’ai découverte en marchant sur le Pont Sully au moment où un train de péniches passait sous le pont. En fixant le parapet immobile tout en marchant, les deux mouvements, péniche et moi, donnaient au parapet une impulsion qui déclenche un mouvement autre : la rencontre de ces deux mouvements crée alors une vision totalement modifiée de l’objet en perspective.

L’écriture a été une espèce d’écriture ouverte laissant une marge de glissement ou d’évolution au tournage sans en être surpris au montage. Structure ouverte au tournage laissant la possibilité de tourner un scène qui n’était pas écrite ou de tourner différemment une scène déjà écrite et d’avoir la marge nécessaire pour utiliser les mouvements nés du tournage lui-même. Ceci dans le but de reconsidérer sans manque tout le film tout le film au montage. Montage laborieux qui a duré 5 mois.


 

La résultat pour moi, c’est d’avoir fait un film en employant les moyens du cinéma et en les connotant. J’ai essayé de faire investir le spectateur non pas dans l’histoire, où la psychologie est absente, mais dans le cinéma espace, donc dans l’histoire même allégée de la "gangue" psychologique, - de renvoyer le spectateur non pas au film mais au cinéma lui-même. D’ailleurs il faut bien reconnaître que les films dits "de divertissement" sont les films les moins cinématographiques, puisqu’ils ne renvoient pas au cinématographe. Voilà mon but. La description psychologique aurait abouti un cas pathologique.

On m’a dit que l’histoire ferait un bon bouquin, c’est pour moi exactement le contraire. Cette histoire ne pouvait être donnée que par le cinéma, car seul le cinéma est le support à l’histoire, à l’écriture, à la prise de vue et au montage. La réalité des personnages n’est que cinématographique et rien d’autre.

Le personnage de Marcel Dalio est complètement idéologique, toujours véhiculé par l’idéologie dominante. C’est un théoricien de la bourgeoisie. Pour lui, l’apparence est vitale. Yvan est pour lui une proie facile car, aveugle, il n’a pas l’appréhension de la réalité.
Pour le personnage de Jean Carmet, la rencontre avec Yvan entraîne chez lui un mouvement qui l’amène à ne plus bégayer. Ce que fait Yvan n’est pas son problème. Pour lui, il n’y a d’autre morale que celle du résultat.

Dans la scène de la partouze, Yvan a envie, pour la première fois. d’enlever ses lunettes pour voir "la réalité" et se fermer à la réalité beaucoup plus inquiétante recréée par lui. Il ne peut plus supporter de ne pas confronter ces deux réalités. La perception d’une situation met pour la première fois son esprit en danger. Ses lunettes ne sont pas toujours l’élément moteur d’un mouvement dont il est maître (rencontre avec la fille au Bois-de-Boulogne et son matraquage absurde).
L’étude de l’écriture avec les acteurs, pendant un mois et demi quelques heures par jour, a fait que je n’avais presque rien à dire, au moment du tournage, pour la direction d’acteurs : ils jouaient non la scène, mais le film. Gérard Desarthe a joué le jeu avec une véhémence extraordinaire, il a effectivement gardé ses lunettes, avec lesquelles il ne voyait pratiquement rien, il a été couvert de bleus tout le long du film. Il était impliqué dans le rôle, d’une manière physique. Lorraine Rainer a réussi par sa présence et son intelligence à s’imposer dans un rôle très important pour moi et, tant je l’avais rendu complexe, pratiquement presque impossible à jouer.

Propos recueillis par Françoise Jeancolas
Jeune Cinéma n°73, septembre-octobre 1973

* Cf. "Les yeux fermés", Jeune Cinéma n°73, septembre-octobre 1973.

1. La classe ouvrière va au paradis (La classe operaia va in paradiso) de Elio Petri (1971) ; L’Affaire Mattei (Il caso Mattei) de Francesco Rosi (1972).


Les Yeux fermés. Réal : Joël Santoni ; sc : J.S., Claude Breuer & Jeanne Bronner ; ph : Pierre-William Glenn ; mont : Thierry Derocles ; mu : Terry Riley. Int : Gérard Desarthe, Lorraine Rainer, Marcel Dalio, Jean Carmet, Lucien Raimbourg, Bernard Murat, Raoul Billerey, Pierre Nunzi, Pierre-William Glenn, Jean Lescot, Dominique Labourier (France, 1972, 118 mn).



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