On sait l’importance du génocide khmer pour Rithy Panh. Depuis trente ans et Les Gens de la rizière (film non directement politique, mais situé dans le Cambodge d’après Pol Pot, les folies sanguinaires des Khmers rouges ont constitué son unique source d’inspiration, à l’exception, en 2008, de son adaptation de Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras (1), qu’elle prenne la forme de fictions, de documentaires ou d’essais personnels à mi-chemin.

Du côté des témoignages, S21, la machine de mort khmère rouge (2002) et Dutch, le maître des forges de l’enfer (2011) avaient atteint des sommets. Côté essais, L’Image manquante (2013) (2) et Exil (2016) avaient inauguré, puis approfondi une réflexion formellement étonnante dans sa représentation des massacres, en utilisant des figurines en pâte à modeler, manière décalée de créer l’émotion, une émotion encore plus puissante que celle émanant des témoignages recueillis.

On comprend donc l’insistance du cinéaste à explorer la période de son adolescence (il avait 11 ans en 1975, 15 ans en 1979, date de la libération du Cambodge par l’armée vietnamienne). Mais, en trois décennies et vingt films, on a l’impression que le tour du drame a été fait (et largement bien), et on finit par avoir du mal à le suivre dans ce ressassement infini. Difficile de recommencer L’Image manquante - on l’a vu avec Les Tombeaux sans nom (The Graves with No Name, 2018), premier signe de piétinement inventif. Rithy Panh a-t-il pensé que ses documentaires-essais n’étaient pas suffisants et que le retour vers la fiction était nécessaire pour que le public prenne conscience de la dimension apocalyptique de l’Angkar ? Sans doute. Mais la fiction est-elle son meilleur terrain d’exercice ? Le souvenir de Un barrage contre Pacifique est loin d’être concluant, pas plus que celui, auparavant, de Que la barque se brise, que la jonque s’entrouvre, son téléfilm pour Arte de 2001.

Rendez-vous avec Pol Pot se présente ainsi sous une forme hybride, entre doc, narration et animation, comme si l’auteur avait hésité entre plusieurs approches, faute de décider la mieux adaptée à son propos. Des acteurs, Irène Jacob et Grégoire Colin, en visite au Cambodge, elle, journaliste, pour faire un reportage, lui, militant fervent du régime local. Mais les moyens n’étant pas suffisants pour recréer le contexte, d’où le recours à des stock-shots d’actualités - mauvaise idée qui accentue le décalage entre récit et réel, le second prenant forcément le pas sur le premier. Enfin, de nouveau utilisation de figurines, censées accompagner l’action, mais qui ne font que la surligner en la répétant - l’inverse du remarquable travail de Asmae El Moudir pour La Mère de tous les mensonges (2023) (3). La magie de la représentation ancienne a disparu. Et le filmage, très illustratif, n’arrange rien : les comédiens ne sont pas en cause, au contraire, ils s’en sortent bien, mais leurs aventures face à la bureaucratie aveugle du Kampuchéa démocratique sont sans surprises. Tout est sur rails : on sait dès le début que les méchants sont très méchants, que le reportage ne débouchera sur rien, sinon sur une disparition - d’ailleurs pourquoi Grégoire Colin, admirateur forcené de Pol Pot, est-il exécuté et pas Irène Jacob, pourtant si curieuse ?

Et surtout pourquoi étirer ça sur près de deux heures, au long d’une juxtaposition de scènes sans véritable progression dramatique ? Le réalisateur semble s’être fait déborder par son sujet, trop intéressé à nous convaincre, alors que ses précédents films en disaient bien plus avec bien moins de démonstration. Dommage.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°430, été 2024

1. "Un barrage contre le Pacifique", Jeune Cinéma n°321, décembre 2008.

2. "L’Image manquante", Jeune Cinéma n°352-353, été 2013.

3. "La Mère de tous les mensonges", Jeune Cinéma n°423, été 2023.

Rendez-vous avec Pol Pot. Réal : Rithy Panh ; sc : R.P. & Elizabeth Becker, Pierre-Erwan Guillaume ; ph : Aymerick Pilarski ; mont : Matthieu Laclau ; mu : Marc Marder. Int : Irène Jacob, Grégoire Colin, Cyril Gueï (France, 2024, 112 mn).