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Big Eyes (2014)
de Tim Burton
publié le mercredi 25 mars 2015

par Vincent Dupré
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 18 mars 2015


 


Récit authentique, retenue formelle, chromatisme chaleureux : Tim Burton affiche, avec Big Eyes, une volonté de rupture et de renouvellement après l’idiosyncrasie hypertrophiée de Dark Shadows et de Frankenweenie - perçue de manière très contrastée comme roborative ou rébarbative.

Ce boniment bénin sert de beau prélude à tous ceux, publicitaires autant que pathologiques, que la fiction fera défiler.

Car le volte-face stylistique se révèle bien vite un piètre cache à un retour à des formes et à des sujets déjà traités par le cinéaste, notamment dans Edward aux mains d’argent (dont il recycle, le temps de la première scène, la topographie d’une petite ville provinciale passée au Ripolin), Big Fish (dont il reprend, mais dépouillé de l’enrobage du réalisme magique, le thème de la mythomanie) et surtout Ed Wood, précédent portrait d’un artiste sans talent mais passionné.

Big Eyes, c’est encore du Burton au carré, quoique dissimulé derrière une apparente simplicité et un casting renouvelé.

Jusque dans sa cotonneuse ambiance rétro, ce film confirme à sa façon l’entrée du cinéaste dans une phase de reflux, de repli sur soi, de ressassement nécessaire, après une décennie aventureuse marquée par une inspiration centrifuge, où chaque film était conçu comme un pari, voire comme un prototype, à partir d’univers littéraires disparates (Pierre Boulle, Roald Dahl, Lewis Carroll, Stephen Sondheim).


 

Il ne s’agit plus pour lui d’absorber des matériaux étrangers mais de reprendre ses anciens outils (dont ses anciens scénaristes d’Ed Wood) pour retravailler des motifs familiers, des thèmes qui lui sont chers, et rebander son idiome.
Cela passe par le remake (Frankenweenie), la suite (bientôt Beetlejuice 2) ou comme ici le réinvestissement générique du biopic.

Répétition, reproduction : le mécanisme créatif est figuré dès le générique, lequel, voulant signifier la nature sérielle de la peinture de Margaret Keane, trahit celle du cinéma de Burton, surtout si l’on a à l’esprit ceux d’Edward aux mains d’argent et de Charlie et la chocolaterie.
Une tournure réflexive, comme celle qu’a pu connaître le cinéma de Fellini dans les années quatre vingt, n’est pourtant pas à craindre : le penchant autocitationnel ici à l’œuvre n’est pas celui d’un art résigné à se répéter ou à se réfléchir, mais une force motrice, une tentative pour trouver en son sein les solutions pour son devenir.

On pourrait tenir cette pratique pour le comble du maniérisme, et voir en Burton le copiste paresseux de lui-même, si l’on était sourd à l’esprit juvénile dont elle procède.

Dans le même temps, Big Eyes s’impose, plus encore que Mars Attacks (dont le délire ludique et le design désuet ont rendu trop peu perceptible la dimension de philosophie politique), comme l’œuvre la plus discursive du cinéaste.
La seule, pour l’instant, dont le contenu même peut alimenter une discussion dissociée de sa mise en forme fictionnelle.
La seule, en somme, dont le sujet a une existence autonome.


 

L’imagination poétique y fait certes de discrètes percées, mais c’est le commentaire d’une époque, d’un phénomène et la description de quelques-uns de leurs représentants qui en font le cœur.
L’épigraphe ironiquement démagogue de Warhol incline d’emblée le film vers une analyse, constamment caustique, de l’art à l’ère naissante de la consommation de masse. Comment il s’en inspire et la représente, comment il se trouve phagocyté, tiré vers le trivial par elle.
Une des meilleures scènes du film montre Margaret Keane au supermarché, prenant une boîte de conserve Campbell avant de découvrir sur une gondole les produits dérivés de ses œuvres et d’halluciner des consommateurs la regardant avec les mêmes grands yeux que ceux qu’elle peint compulsivement.
D’un côté, un produit qui devenu art (Warhol), de l’autre un art devenu produit (Keane).


 

Binaire et convenue, comme le duel qui se joue entre le critique d’art et le peintre imposteur, cette opposition n’est pas l’affaire de Burton, artiste étranger aux catégories et aux échelles de valeur, ne sachant pas lui-même de quoi relèvent ses films et ses dessins.

Big Eyes peut être vu comme une comédie de l’imposture et comme un drame de la dépossession, à l’intérieur d’un conte prenant pour cadre ce moment historique (dont Burton est l’enfant) où l’art fait se mélanger la supercherie et la sincérité.
Le succès n’existe dans cette histoire que parce que les deux sont réunis.
"Nous sommes Keane", lâche le mari usurpateur, qui dans son délire mythomane voit juste. L’artiste comme créature bicéphale, moitié créateur (médiocre), moitié agent commercial (de génie). On aura reconnu Ed Wood.

Vincent Dupré
Jeune Cinéma en ligne directe (mars 2015)

Big Eyes. Réal : Tim Burton ; sc : Scott Alexander et Larry Karaszewski ; déc : Rick Heinrichs ; ph : Bruno Delbonnel ; mont : Joseph C. Bond IV ; mu : Danny Elfman. Int : Amy Adams, Christoph Waltz, Krysten Ritter, Terence Stamp (USA-Canada, 2014, 106 mn).



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