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Tehachapi (2023)
de JR
publié le mercredi 12 juin 2024

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°430, été 2024

Sélection officielle du Festival international du film documentaires d’Amsterdam 2023

Sortie le mercredi 12 juin 2024


 


Les branchés connaissent JR depuis 2005, par sa première méga photo de Ladj Ly, son ami de la cité des Bosquets, utilisant son appareil photo comme une arme, Portrait d’une génération. Braquage, et les plus chanceux l’ont même vue dans son premier affichage sauvage sur les murs de Monfermeil, en 2004.


 


 

L’année d’après, après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés, le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois dans des conditions obscures, la banlieue s’était embrasée, et les émeutiers avaient été unanimement condamnés et traités de délinquants par le ministère de l’Intérieur et par les médias, sans aucune réserve tenant à la baisse des subventions, au démantèlement de la prévention ou aux difficultés socio-économiques. En 2006, JR et Ladj Ly étaient retournés sur les lieux, avec le projet de rendre visibles ces monstres qui hantaient les cauchemars des Parisiens. Ils avaient réalisé une série de portraits à visage découvert des jeunes, grimaçant, en avaient fait des affiches collées sur les murs de Monfermeil, puis dans Paris intra muros de façon sauvage.


 

La Maison européenne de la photographie dans le Marais les avaient légitimés en leur offrant ses murs, et une sélection de ces portraits est devenue une exposition 28 millimètres. Portrait d’une génération, qui fit notamment l’objet d’un livre et l’événement à la Tate Modern (1).
Mais la plupart des cinéphiles ont découvert JR avec son premier film en tant que cinéaste, Women are Heroes, sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes en 2010, et surtout avec Visages Villages coréalisé avec Agnès Varda (2)


 


 


 

Vingt ans après ses débuts "d’activiste urbain", après avoir acquis une notoriété internationale avec ses œuvres de street art engagé, il revient à sa première vision, s’occuper des "racailles", mais un cran au dessus, avec cette fois des criminels durs considérés comme irrécupérables. Il choisit la prison de haute sécurité de Tehachapi, au milieu du désert californien, une prison mythique, qui fut d’abord, à partir de 1932, un centre de rétention pour femmes, cité notamment dans Le Faucon maltais de John Huston (1941) ou dans Le facteur sonne toujours deux fois de Tay Garnett (1946). Après un tremblement de terre en 1952 destructeur, on avait envoyé les femmes à Corona et reconstruit l’établissement en 1954 pour y accueillir des hommes, avec quatre niveaux de dangerosité des prisonniers, et des programmes de travail et de réadaptation.


 


 


 

En 2019, JR obtient la permission exceptionnelle d’entrer dans la prison, il explique son projet aux prisonniers, il en photographie 28, comme à Monfermeil, qu’il fait parler face caméra. Dans la foulée, il photographie également d’anciens prisonniers, ainsi que des membres du personnel de la prison. Et puis, deux semaines plus tard, il y revient pour coller, avec eux 338 bandes de papier sur le sol de la cour de la cour de la prison (3).


 


 


 

Cette sorte de retour à ses propres sources, c’est comme un anniversaire, avec maintenant une prolongation en film, sur un écran large, comme pour contrecarrer la claustrophobie naturelle de l’enfermement. La méthode comme le projet sont passionnants, qui ouvrent sur des perspectives philosophiques que Roland Barthes aurait sans doute commentées, et on était très motivé pour voir le film. Pourtant, ce sixième film (4) de JR est décevant. Certes, tous ces détenus qu’on nous annonce comme les pires de toutes les prisons US ont des gueules remarquables et leurs tatouages exceptés, les loups enragés se conduisent comme des gens de bonne compagnie, copains comme tout avec le réalisateur, enchantés de participer à un happening qui va les sortir de leur routine. Il y a aussi de très beaux travellings autour et à l’intérieur de la prison. Mais c’est la préparation de l’événement qui est le sujet du film, et il est réglé au bout d’une demi-heure, après quoi, les discussions sont répétitives, et la complaisance que semble avoir JR à se mettre en scène est désagréable.


 


 

"Pour moi, la valeur d’une photo, c’est où on la colle", disait-il. Des murs de Monfermeil et de Paris, au sol de Tehachapi, au delà de l’œuvre artistique, chez JR, l’idée de la photo est toujours la même : la fixation d’un instant déjà mort se double de l’éphémère de sa réalité. Ces visages collés sur le sol vont s’effacer peu à peu sous les pas des prisonniers. En même temps que leurs vécus, comme un processus d’absolution ?
Réinsertion ? Rédemption ? Il paraît que parmi les détenus qui avaient participé au premier collage, seuls trois sont restés incarcérés au niveau de sécurité maximal. Parmi les autres, la moitié a été transférée dans des niveaux inférieurs, et l’autre moitié a été libérée, dont certains condamnés à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle.


 


 

En 2015, est paru une monographie, L’art peut-il changer le monde ? (5) que JR avait commenté en disant que, s’il ne pouvait pas changer le monde, il pouvait au moins changer des vies. Dans le film, certains détenus affirment qu’en les traitant comme des personnes et pas comme des détenus, JR et son l’intervention avait changé leurs vies. Si on considère ce film comme le témoignage et l’aboutissement d’une démarche sociale et artistique infiniment plus vaste qu’un simple documentaire, on peut le voir comme une indéniable réussite.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°430, été 2024

1. Portrait d’une génération, photographies de JR, textes de Ladj Ly, préface de Vincent Cassel, Paris, Éditions Alternatives, 2006 ; Street Art at Tate Modern (23 mai-25 août 2008).

2. Visages Villages de Agnès Varda & JR (2017).

3. L’expérience a fait l’objet d’une exposition, à la galerie Perrotin de Paris : Tehachapi (29 août-10 octobre 2020).

4. JR cinéaste : Outre Women are Heroes (2010) : Wrinkles of the City : La Havana de JR & José Parlá (2012) ; The Standing March de JR & Darren Aronofsky (2015) ; Ellis de JR & Éric Roth (2015) ; Chroniques de Clichy-Montfermeil de JR & avec Ladj Ly (2017).

5. JR, Nato Thompson & Joseph Remnant, L’art peut-il changer le monde ? Phaidon, 2015. Réédition en 2024, préface de George Lucas, roman graphique de Joseph Remnant, et texte de Nato Thompson & Alice Rohrwacher.


Tehachapi. Réal, sc : JR ; ph : Roberto de Angelis, John Hunter Nolan, Tasha Van Zandt ; mont : Maxime Pozzi-Garcia & Sylvie Landra (France, 2023, 93 mn). Documentaire.



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