par Jean-Max Méjean
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle du Festival du film policier de Cognac 2023.
Grand Prix
Sortie le mercredi 17 juillet 2024
Après six courts-métrages qui nous ont mis l’eau à la bouche, et un long en 2020, Amare Amaro, qui invitait déjà le spectateur à une immersion totale dans la pègre sicilienne, Julien Paolini nous revient avec un étrange film noir, sorte d’ovni comme on les aime ou les déteste. Déjà, tout se passe dans le quartier de Château-Rouge, vers la Goutte d’Or à Paris 18e, où se croisent maintenant toutes les ethnies ou presque du monde, avec ce marché Dejean africanisé, les poètes et les dealers qui se croisent, où les nuits calmes sont moins nombreuses que les nuits agitées. Petit monde éclairé par la lune, les caniveaux et les lampadaires imparfaits, le quartier se décline ici comme une terre de légendes, de contes et de poésie où même un flic désire changer de métier devant les métamorphoses et les fantômes qui glissent autour de lui.
Des fantômes, on en rencontre, des toxicos aussi, et les petites gens de la rue aussi avec leurs rêves et leurs désillusions. On ne comprend pas grand-chose à l’intrigue du film, qu’on pourrait rapprocher d’un autre long métrage qui distillait à peu près la même impression, Goutte d’Or de Clément Cogitore en 2022 sur les prétendus sorciers et guérisseurs du quartier (1). Mais l’inspiration de Julien Paolini, de son propre aveu, il faut aller la chercher du côté du cinéma réaliste poétique pour les éclairages, et surtout vers les films noirs de Jean-Pierre Melville, et même le chef-d’œuvre de Claude Berri de 1983, Tchao Pantin, pas trop bien sûr des films comiques dans la lignée des Ripoux.
Son film est aussi nourri de littérature. Julien Paolini aimerait qu’on pense en voyant Karmapolice à l’ambiance des ouvrages de Edward Bunker et de Hubert Selby Jr. ... "Et John Fante ! ajoute-t-il. Mes références au cinéma ont évolué mais la littérature a survécu. J’ai tout désacralisé, Takeshi Kitano, Francis Ford Coppola ou Martin Scorsese. Au cinéma comme en musique on ne fait qu’essayer de se rapprocher de ceux qui ont allumé chez nous le feu sacré. Andrew Dominik, ou les frères Safdie, qui vibrent de cet attrait pour le film noir et les personnages marginaux, suivent ce cheminement".
C’est dire que Karmapolice est un film "citationnel", si l’on peut se permettre ce néologisme, qui abonde de références littéraires et cinématographiques. Parfois même, les éclairages intérieurs ne vont pas sans évoquer David Lynch… Cet aspect pourrait ôter au film pas mal de personnalité, mais il faut sans doute le prendre au troisième degré pour l’apprécier.
De là à dire que c’est un film pour intellectuels, il n’y a qu’un pas qu’on ne franchira pas, car le film gagne à être connu, et dégusté longtemps après le premier visionnage, comme s’il avait instillé dans l’esprit du spectateur un philtre (ou un venin) qui se distille lentement et transforme même l’approche du cinéma et du réel. On ne fera plus ses courses de la même manière au marché Dejean après l’avoir vu, car on verra l’invisible derrière l’apparence du réel peut-être, comme au cinéma. Alors, Karmapolice, un film pour cinéphile enragé ?? La question mérite d’être posée.
Jean-Max Méjean
Jeune Cinéma en ligne directe
1. "Goutte d’or", Jeune Cinéma n°420-421, mars 2023.
Karmapolice. Réal : Julien Paolini ; sc : J.P., Syrus Shahidi & Mano ; ph : Hadrien Vedel ; mont : J.P. & Gwen Ghelid ; mu : Pasquale Filasto ; déc : Lisa Paolini ; cost : Thomas Fishelson. Int : Syrus Shahidi, Alexis Manenti, Karidja Touré, Foëd Amara, Hortense Ardalan, Steve Tientcheu, Sabrina Ouazani, Thomas Blumenthal, Yaniss Lespert (France, 2023, 80 mn).