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Jusqu’au bout du monde (1991)
de Wim Wenders
publié le vendredi 19 juillet 2024

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°211, novembre 1991

Sorties les mercredis 23 octobre 1991 et 18 novembre 2015


 


On ne sait encore quel sera l’accueil critique réservé au dernier film de Wim Wenders, mais craignons qu’il n’arrive à celui-ci la pire des choses : devenir un auteur incontestable, à l’égard duquel plus personne n’ose émettre un quelconque doute. Ce n’est pas parce qu’il nous a procuré quelques-unes des émotions les plus fortes éprouvées devant un écran que l’on ne doit pas rester attentif, et exigeant. Au contraire.


 


 


 

Donc - on l’aura senti - Jusqu’au bout du monde nous laisse partagés entre l’éblouissement et l’agacement. Éblouissement devant une première partie, longue, très longue, et c’est heureux, où l’entremêlement des thèmes et le télescopage des genres s’effectuent avec une maestria jubilatoire. Le film a été porté et mûri pendant quatorze années, l’idée première remonterait à 1977. C’est sans doute ce qui fait de ses deux premières heures une sorte de sublimé des obsessions wendersiennes. On y trouve un polar elliptique, une science-fiction subtilement décalée, un flight-movie échevelé à l’échelle planétaire, une parenthèse méditative et nippone, le tout traité maintes fois sur le mode drolatique, avec des rebondissements narratifs dignes des bandes dessinées les plus allusives, sans qu’on ait jamais l’impression d’un catalogue d’autocitations. Les personnages se rencontrent, s’étreignent, se menacent, se trahissent, se poursuivent, disparaissent et resurgissent aux douze coins de la planète, selon un ordre mystérieusement aléatoire.


 


 

Qu’est-ce qui les fait courir ? L’amour, certes, celui de Solveig Dommartin pour William Hurt, celui de Sam Neill pour Solveig D. ; la recherche impérative d’images pour William H. et son étrange appareillage ; l’argent, pour les divers détectives privés qui traquent les uns et les autres, en fonction des contrats et des renversements d’alliance. C’est à la fois extrêmement compliqué à démêler et parfaitement évident à suivre ; c’est frénétique, brillant, constamment inventif et visuellement admirable. Entre dix exemples, la séquence de l’hôtel cellulaire de Tokyo, avec bousculade, poursuite, pistolade de yakuzas, et Solveig D. émergeant au-dessus de la ville illuminée au sommet d’une échelle de secours, atteint la même force onirique que la scène similaire du ballet "Girl Hunt" de Tous en scène, et ce n’est pas peu dire (1).


 


 

On se dit que c’est trop fort pour durer, qu’on ne peut rester ainsi sur les crêtes, que l’essoufflement guette l’auteur. Et soudain, tout se fige. Chacun se retrouve à son tour au cœur du désert australien, où toutes les dérives mystérieuses vont trouver leur résolution, dans une communauté scientifique secrètement regroupée au milieu d’une tribu d’Aborigènes, et poursuivant des expériences pour rendre la vue aux aveugles. Pourquoi pas ? La question de la crédibilité ne se pose pas, pas plus qu’elle ne se posait lorsque toute la troupe jouait à saute-mouton par-dessus les continents. Ce qui pose problèmes, c’est la manière, cette même pesanteur qui guette parfois Wim Wenders dans ses moments les moins heureux, ceux de L’État des choses (1982) ou de Paris, Texas (1984). (2)


 


 


 

Sans doute impressionné par l’écrasante beauté du paysage, le scénario patine, s’englue dans l’explicite, dramatise, s’installe dans la science-fiction en version lourdement parabolique, avec pour moralité la condamnation de l’apprenti-sorcier : Max von Sydow, à trop jouer avec les images, réveille les monstres. Sa boîte magique, à défaut de miraculer vraiment les aveugles, reconstitue les images de l’enfance ou matérialise celles des rêves, et chaque utilisateur en use comme d’une drogue déréalisante - avec abus, accoutumances, prostration, effet de manque, etc., le tout maladroitement figuré par les acteurs, comme dans une série prophylactique.


 


 

Wim Wenders déclare avoir voulu lancer "une interrogation sur le futur usage de l’image" - pourquoi pas, même si on peut trouver que c’est bien tard et pas très heureusement formulé. Philip K. Dick, pour s’en tenir à un écrivain désormais renommé, n’a pas fait autre chose, il y a presque trente ans, en s’interrogeant de façon autrement sérieuse sur le pouvoir des images et l’image du pouvoir, à travers Ubik (1969) ou Simulacres (1964). On pouvait le faire à ce moment-là, le combat est aujourd’hui perdu. Dans peu d’années, la haute définition, l’imagerie de synthèse et l’image virtuelle en 3 D ne seront plus réservées à l’expérimentation fortunée, et il s’agit de procédés autrement dangereux que la reconstitution des souvenirs d’enfance, après tout, la recherche du temps perdu peut être un bon thème littéraire... Quitte à engager une réflexion sur "l’avenir du regard", que ce soit sous d’autres formes, moins naïvement convenues et mieux fondées.


 


 


 

Mais on aura bien compris que ces menues réserves ne sont dues qu’à notre admiration et notre habituelle attente, et que Jusqu’au bout du monde est un film plus digne d’être vu que la plupart de ses contemporains - pour la beauté brune et blonde de Solveig Dommartin, la détresse de William Hurt, l’humour résigné de Rudiger Vogler, la dignité de Jeanne Moreau, et pour la Wenders’ touch, malgré tout si souvent présente...

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°211, novembre 1991

1. Tous en scène (The Band Wagon) de Vincente Minnelli (1953).

2. "Paris, Texas", Jeune Cinéma n°160, été 1984.


Jusqu’au bout du monde (Bis ans Ende der Welt). Réal : Wim Wenders ; sc : W.W., Peter Carey, Michael Almereyda & Solveig Dommartin ; ph : Robby Muller ; mont : Peter Przygodda ; mu : Graeme Revell, Depeche Mode, Bono, Neneh Cherry, Elvis Costello ; déc : Sally Campbell & Thierry Flamand ; cost : Montserrat Casanova. Int : Solveig Dommartin, William Hurt, Sam Neill, Jeanne Moreau, Max von Sydow, Rudiger Vogler, Chick Ortega, Eddy Mitchell, Ernie Dingo, Jeanne Moreau, Chick Ortega, Chishū Ryū, Kuniko Miyake, Allen Garfield, Lois Chiles, Amália Rodrigues (Allemagne-France-Australie, 1991, 158 mn).



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