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Par-delà les nuages (1995)
de Michelangelo Antonioni & Wim Wenders
publié le vendredi 12 août 2016

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°235, janvier 1996

Sélection officielle de la Mostra de Venise 1995

Sortie le mercredi 24 janvier 1996


 


Toutes les fois que je suis sur le point de commencer un film, une autre idée me vient à l’esprit. Quel magnifique début pour un film. Mais pour moi, c’est un film qui se termine là. Je cherchais quelque chose que j’avais perdu (je passe le plus clair de mon temps à chercher).
Michelangelo Antonioni, Quel bowling sul Tevere, 1983.

On se demandait si Michelangelo Antonioni pourrait jamais refaire un film après son grave accident de santé. Wim Wenders et quelques autres l’ont aidé à le faire, à partir de son livre Quel bowling sul Tevere (1). La lecture de ce recueil de récits permet de mieux appréhender son travail. Parlant à la première personne, il regarde autour de lui, ébauche des histoires à la manière d’un cinéaste dont l’écriture met déjà en place les images et les sons, les couleurs et les sensations.


 


 

Par-delà les nuages reprend quatre de ces récits en les développant pour leur donner la dimension de films autonomes. Rien à voir cependant avec un film à sketches car la circulation intérieure s’opère à travers le personnage d’un cinéaste qui, muni d’un appareil photo, observe autour de lui, pénètre dans le récit. John Malkovich se promène dans le film à l’image de Michelangelo Antonioni. En même temps, il opère le lien avec le travail de Wim Wenders, auteur des transitions entre les récits, du prologue et de l’épilogue. On pouvait aussi se demander comment allaient s’accorder les styles de ces deux cinéastes, si le travail de Wim Wenders allait se limiter à un"habillage" des récits dus à Michelangelo Antonioni. La façon dont, au début, s’enchaînent les images de Wim Wenders sur les nuages vus d’avion et la brume de Ferrare montre à quel point il y a une véritable communion des regards. En fait, le cinéaste a su s’accorder à l’esthétique antonionienne, en toute humilité. Au terme du film, on lui sait gré d’avoir permis ces retrouvailles avec l’un des plus grands cinéastes encore vivants.


 


 

À travers ces quatre histoire, Michelangelo Antonioni se livre à des variations sur des amours inachevées. Pour des raisons différentes, les couples qu’il nous montre ne parviennent pas à mener jusqu’à leur terme une relation qui se bâtit sur une rencontre de hasard. Les plus pures sont certainement la première à Ferrare, Chronique d’un amour insaisissable, et la dernière, à Aix-en-Provence, Ce corps de boue.


 


 

Le couple italien va jusqu’au bord de l’amour physique mais à l’ultime moment, l’homme s’arrête comme retenu par la crainte de détruire le bonheur entrevu. La scène au cours de laquelle il effleure longuement le corps de la femme est d’une beauté stupéfiante. À Aix, tout s’arrête au seuil de l’appartement de la jeune femme pour un moment de révélation plein de spiritualité.


 


 

Les deux histoires centrales du film déroulent une relation plus abrupte, dans laquelle la violence et le désir affleurent de façon beaucoup plus crue. Dans La Jeune fille et le crime, c’est le mystère du meurtre du père de la jeune femme qui jette une ombre épaisse sur sa rencontre avec John Malkovich. Le fait que ce récit soit situé dans le décor de Portofino lui donne une tonalité encore plus surprenante.


 


 

Ne cherche pas à me revoir paraît être la moins réussie des quatre histoires. Elle ne figure pas en tant que telle dans le livre de Michelangelo Antonioni. Si, par la mise en scène, elle est tout aussi belle que les autres, il y manque la tension du sujet qu’on trouve dans les trois autres. Et la présence de Jean Réno, acteur très peu compatible avec l’univers de Michelangelo Antonioni, ressemble être une erreur de casting.


 


 

"Parfois je m’arrête sur un vers que j’ai lu, la poésie est très stimulante pour moi. Quand un vers devient un sentiment ce n’est pas difficile de l’introduire dans un film". Ces quelques lignes trouvées dans le roman semblent jeter un éclairage intéressant sur ce qui fait le prix du cinéma de Michelangelo Antonioni. On a toujours beaucoup insisté sur la modernité de ses images, sur sa façon de cadrer le monde comme un peintre extrêmement novateur. Mais il y a d’abord, dans Par-delà les nuages, un ton, une musicalité qui provoquent la fascination. La douceur des voix, celle de John Malkovich pour son monologue, le choix et l’utilisation de la musique nous prédisposent à regarder encore plus loin.


 


 

À un moment où le cinéma déchaîne les décibels pour noyer la médiocrité des images, Michelangelo Antonioni nous fait redécouvrir ce qu’est une véritable bande son. Mais la poétique de Par-delà les nuages vient de la conjonction parfaite du sujet et de la mise en scène. Rarement a-t-on vu un cinéaste donner au décor une place aussi juste dans sa relation aux corps des acteurs, à ce qui se passe à l’intérieur des personnages. Et chaque cadre, chaque mouvement de caméra magnifie le regard que porte le cinéaste sur le monde et les gens qu’il nous donne à voir. Tout paraît si simple, si évident, et en même temps si beau, que parfois le dialogue paraît superflu bien que la musique des voix participe pleinement de cette poésie de l’image. Encore une fois, le cinéma de Michelangelo Antonioni nous est donné comme un art à part entière.


 


 

La courte apparition de Jeanne Moreau et de Marcello Mastroianni dans une célébration de Cézanne en est un signe tangible.
C’est aussi le film apaisé d’un cinéaste qui, ayant frôlé la mort, nous livre une transfiguration de la vie à la manière de James Joyce, revisité par John Huston, dans The Dead (2).

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°235, janvier 1996

1. Michelangelo Antonioni, Quel bowling sul Tevere, Turin, Einaudi, 1983. Ce Bowling Sur Le Tibre, traduction de Sibylle Zabriew, Paris, Images modernes, 2004.

2. "Gens de Dublin", Jeune Cinéma n°184, novembre 1987.


Par-delà les nuages (Al di là delle nuvole). Réal. : Michelangelo Antonioni, Wim Wenders (pour le prologue, l’intermède et l’épilogue) ; sc : M.A., W.W., & Tonino Guerra, d’après Quel bowling sul Tevere de Michelangelo Antonioni ; ph : Alfio Contini & Robby Müller ; mont : Michelangelo Antonioni et Claudio Di Mauro (segment Antonioni) / Peter Przygodda et Lucian Segura (segment Wenders) ; mu : Bono, Adam Clayton, Van Morrison et Laurent Petitgand ; déc : Thierry Flamand ; cost : Esther Walz. Int : John Malkovich, Fanny Ardant, Chiara Caselli, Irène Jacob, Sophie Marceau, Vincent Pérez, Jean Réno, Mes Sastre, Peter Weller, Kim Rossi-Stewart, Jeanne Moreau, Marcello Mastroianni (Italie-France-Allemagne, 1995, 104 mn).



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