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Chien enragé (1949)
de Akira Kurosawa
publié le mercredi 21 août 2024

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°147, novembre 1982

Sorties le jeudi 12 janvier 1961, et les mercredis 1er mars 2006, 25 janvier 2017, 17 avril 2019, 21 août 2024


 


Film après film, nous pouvons reconstituer l’œuvre de Akira Kurosawa, même si les aléas de la distribution bousculent un peu la chronologie. Sur la dizaine de films non sortis en salle, il est intéressant de constater qu’il n’en reste plus qu’un qui soit un film historique : Les Hommes qui ont marché sur la queue du tigre (1945). Aussi le cinéaste que nous allons découvrir dorénavant est tout entier ancré dans la réalité de son temps. Même si l’on retrouve, d’une catégorie à l’autre, des thèmes et des images qui se répondent, toute la part d’exotisme, de bravoure des films de samouraïs tombe pour laisser la place à un Japon plus moderne tel que Vivre (1952) nous l’a laissé entrevoir (1). Chien enragé constitue un exemple typique de la façon dont Akira Kurosawa inscrit ses thèmes familiers dans le contexte de la société japonaise. Ici, ce qui part sur une structure de film policier se trouve tout de suite ramené à une dimension tout autre.


 


 

Dans un autobus bondé de Tokyo, un policier en civil se fait dérober son pistolet. À l’arrêt, il poursuit le voleur qui se perd dans la ville. Tout le film suit la recherche de ce policier, recherche qui prend très vite l’allure d’une quête. Le voleur et le pistolet perdent alors toute fonction dramatique au profit de ce thème de la quête. Le policier, Muramaki, est plongé dans la Tokyo de l’immédiate après-guerre. Amené à se déguiser en vagabond pour essayer de retrouver la piste de son voleur (Yusa), il perd presque sa fonction de policier pour devenir le témoin de ce contexte dans lequel se déroule sa quête. Tokyo de la misère, des prostituées, des bars tristes envahis de musiques européennes et américaines.


 


 

À plusieurs reprises, Akira Kurosawa ne montre que le regard de Muramaki ou ses pieds en surimpression sur le monde qu’il découvre. Cette découverte d’un monde étouffant est accentuée par la chaleur accablante qu’il transcrit de façon très physique. D’ailleurs, le dialogue compte souvent moins que le poids des corps. Toshiro Mifune, d’habitude si exubérant, compose un personnage las, courbé. Dans une séquence admirable, Akira Kurosawa suit les danseuses d’un cabaret minable jusque dans les coulisses où elles s’étendent, fatiguées, couvertes de sueur.


 


 

Dans ce climat, la recherche du pistolet qui devrait amener Muramaki au voleur le conduit à se découvrir lui-même. Au fur et à mesure qu’il se rapproche de Yusa se précise l’idée que ce dernier est surtout un double de l’autre. Le recours au dialogue intérieur, très rare chez Akira Kurosawa, permet de dévoiler cette dualité de Muramaki. Le pistolet est devenu le lien qui les rapproche l’un de l’autre. À chaque fois que Yusa l’utilise pour voler ou pour tuer, Muramaki sent ce qu’il aurait pu devenir lui-même s’il n’était pas devenu policier.


 


 

Dans Chien enragé, le thème du personnage double, thème central clé cinéaste, trouve une expression particulièrement forte au niveau de la structure du film. Au contact de la réalité, l’opposition bien / mal (policier / voleur) se dissout pour marquer combien la frontière est floue. Plus on s’approche du moment où Muramaki va retrouver Yusa, plus le policier devient fragile et le voleur humain. Au terme de leur combat final dans un champ de hautes fleurs et dans les marais, ils se retrouvent tous deux allongés côte à côte, haletants tandis qu’on entend un groupe d’enfants qui passent en chantant. Lorsque la caméra s’élève au-dessus d’eux, ils se retrouvent confondus, indissociables. Comme souvent, la beauté formelle rejoint le sens profond de l’œuvre. Son premier film La Légende du grand judo (1943) comportait déjà un finale de ce type. On le retrouvera plus tard sous une forme différente dans Entre le ciel et l’enfer (1963).


 


 

En même temps que la façon dont le film revient sur l’un des thèmes principaux de Akira Kurosawa, Chien enragé se distingue par tout ce qui l’enrichit. Les autres personnages ne viennent pas seulement s’ajouter à l’intrigue principale. Ils la soutiennent et donnent naissance à des séquences d’une intensité dramatique ou poétique qui contribuent à l’originalité de ce film. Takashi Shimura campe un policier plus âgé, qui, par son expérience, joue le rôle d’initiateur auprès de Muramaki, La danseuse Narumi dont Yusa est amoureux donne l’occasion d’un moment très intense à l’approche du dénouement : une séquence qui ramasse la tension psychologique, l’analyse sociale, et que vient couronner l’arrivée de la pluie. Dans cette façon de résoudre la crise des personnages, on retrouve tout l’art de Akira Kurosawa pour donner à la réalité dont il part une dimension plus universelle.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°147, novembre 1982

1. Cf. aussi "Akira Kurosawa redécouvert", Jeune Cinéma n°132, février 1981.


Chien enragé (Nora inu). Réal : Akira Kurosawa ; sc : A.K. & Ryūzō Kikushima ; ph : Asakazu Nakai ; mont : Toshio Goto& Yoshi Sugihara ; mu : Fumio Hayasaka ; déc : Takashi Matsuyama. Int : Toshirō Mifune, Takashi Shimura, Keiko Awaji, Eiko Miyoshi, Noriko Sengoku, Eijirō Tōno (Japon 1949, 122 mn).



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