par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°360, été 2014
Sélection officielle Un certain Regard au festival de Cannes 2014
Sortie le mercredi 8 avril 2015
Le petit garçon descend les marches de sa maison avec précaution.
C’est un petit rouquin, comme ils en ont du côté des Grapes of Wrath. Tendre chanson d’amour. Il s’en va vivre sa vie vers les arbres et les herbes folles. La mère court et hurle, et le retrouve jouant gentiment. Pourquoi s’affoler ?
Puis la caméra prend du champ, et l’on découvre son terrain d’aventures : les maisons abandonnées, les gravats, les ruines.
Le temps a passé, on est loin de Blue Collar (1978) et Roger and me (1989).
Dans Détroit détruite, Gosling choisit l’après, après le dernier tango, sans dernier rivage.
Ce point de vue est la base de tout récit de science-fiction. Mais Gossling ne fait pas un film de genre. Son film se situe quelque part entre le documentaire (la ville morte réelle de maintenant), l’histoire (les jeux prométhéens de la spéculation), le fantastique (le vrai surréalisme), le thriller (les nouveaux barbares contre les héros méritants), et un monde parallèle (l’oxymore duplice d’un Lynch ou d’un Orwell, où la violence est douce et l’horreur frivole).
Ce qu’il raconte, sous son tendre titre, c’est que les autoroutes se perdent, comme les rivières, sans retour.
Les Romantiques affectionnaient les ruines.
Les nouveaux romantiques sont des geek et ont de quoi faire avec Detroit, Mich. (1).
Au bord du gouffre, tous les imaginaires du no future font partie des paramètres politiques. À la fin, les héros se sauvent vers des lendemains opaques, dans un taxi dont le driver ressemble au destin (2).
Ils ont déjoué la malédiction, mais ils l’emportent avec eux, sur la galerie comme le "singe sur le dos" de Burroughs. Elle a le masque hideux du Capital.
La "main invisible", c’est magique, non ?
On sait qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. C’est pourquoi la jonction que réussit Gosling, entre poésie et politique, est unique.
Dans la frénésie, il y a toujours de la perte, et à Cannes, c’est criant.
Chaque année, des films sont négligés ou injustement traités par la critique.
L’an dernier, en 2013, c’était Fruitvale Station de Ryan Coogler, ou As I Lay Dying de James Franco, qui avaient fait les frais de cette désinvolture.
Cette année 2014, c’est Lost River. (3)
Contre toute attente, car Gosling, après Drive (2011) et Only God Forgives (2013) de Nicolas Winding Refn, était désiré comme le messie sur la croisette et le tapis rouge. Bizutage des premiers films, peut-être.
Pourtant Lost River, c’est beau, c’est juste.
On ajouterait volontiers : c’est "bien né", sous les auspices, notamment, de Lynch et de Refn, que Gosling prolonge.
Lost River. Réal, sc : Ryan Gosling ; ph : Benoît Debie ; décors : Beth Mickle ; mont : Valdis Oskarsdottir ; mus : Johnny Jewell. Int : Christina Hendricks, Iain De Caestecker, Eva Mendes, Saoirse Ronan, Reda Kateb, Barbara Steele. (USA, 2014, 105 min.)
Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°360, été 2014
1. De Detroit, ville sauvage de Florent Tillon (2010) et Requiem for Detroit de Julien Temple (2010) à Only Lovers Left Alive de Jim Jarmush (2013), Detroit détruite est photogénique.
2. Reda Kateb ressemble à Jean Vilar dans Les Portes de la Nuit de Marcel Carné (1946).
3. Avril 2015, sortie du film sur les écrans. Une critique d’enfer fait suite au dédain de Cannes 2014. Comme la critique est inconstante !