Pour son Voyage en Grande Tartarie, Jean-Charles Tacchella a choisi une voie vagabonde qui se trouve être aussi celle de ses principaux personnages, Alexis et Daphné. Mais cette voie vagabonde est sans doute la plus dangereuse pour un cinéaste français - en soi et dans le rapport avec le public. Pierre Prévert lui-même a mal réussi à l’imposer. On doit donc admirer que Jean-Charles Tacchella prenne ce risque dès son premier film.
Pour le genre et pour le ton on cherche en vain d’autres références que le Pierre Prévert de L’affaire est dans le sac (1932). Le générique même (qui, hors de toute influence, signifie clairement un refus à la psychologie et une attention portée au comportement) fait songer à cette parenté : "le quidam dégingandé" ou "la cliente au lapin" nous rappellent, dans le film de Pierre Prévert, "L’homme au béret". Mais l’homme au béret de L’affaire est dans le sac y est sans doute le seul personnage qui renvoie à son époque. La Tartarie de Jean-Charles Tacchella, qu’il s’agisse de Paris ou de Fos-sur-Mer, renvoie constamment à la France (ou à n’importe quel pays industriel développé) de 1974.
Et dès lors, pour le thème, on pense au Charles, mort ou vif de Alain Tanner (1069), qui se refuse aux aliénations de notre temps comme le font Alexis et Daphné. Il y a chez Jean-Charles Tacchella - et cela très indépendamment de la présence de Jean-Luc Bideau dans son film -, quelque chose de Alain Tanner ou de Claude Goretta, mais sans colère, avec une bonté fondamentale, dans une fantaisie jusqu’au bout faussement comique. Et puis, le goût de l’inattendu - "J’avais sans cesse en tête l’idée que le spectateur ne devait jamais deviner ce qui allait se passer dans la séquence suivante", , dit-il.
Voyage en Grande Tartarie commence par des facéties coupées court, coupées en coq-à-l’âne : un homme trotte au pas d’une voiture, un cow-boy rigolard descend les passants puis se flingue... : le spectateur est mis en condition d’ironie, "et on est déjà sans le savoir en pleine tragédie" (1). Des croque-morts serrent les boulons d’un cercueil, dans le cercueil, il y a Nelly. la femme d’Alexis, abattue par le cow-boy.
Alors commence l’histoire d’Alexis qui devient vite l’histoire d’Alexis et Daphné, mais coupée d’épisodes surprises. L’épisode Pamela (avec son mari qui fait semblant d’être son père) semble inutile et frôle l’erreur. L’épisode Orlane (la rencontre de la gosse Orlane et d’Alexis, leur kidnapping par "le champion sportif" (Lou Castel) serait, séparé de l’ensemble, un savoureux court métrage, mais dans cet ensemble il a sa fonction nécessaire : "Je ne voulais pas installer le film dans une histoire à deux. Dès lors il fallait qu’Alexis retrouve des péripéties".
Le film en effet n’est pas installé dans une histoire à deux puisque les autres y sont présents et conditionnent le rapport à deux : "Deux qui se supportent parce qu’ils ne peuvent plus supporter les autres". Mais le rapport à deux est rendu attachant à la fois par la qualité des personnages et par celle des acteurs.
Les personnages : "Un couple qui fait un bout de chemin ensemble parce qu’il y a ensemble un peu de sympathie, de lassitude et peut-être, le même point de vue sur les gens et les choses".
Les interprètes : Jean-Luc Bideau et Micheline Lanctôt exprimant au maximum l’imprévisible de cette rencontre par leur contraste même : lui tout silence, elle forçant à grosse voix son accent canadien pour plus de véhémence, lui tout impassibilité, elle, malgré ses tranquillisants, toujours entre les larmes et le rire. Opposés en tout, ils sont unis dans un refus commun.
C’est ce refus au monde des autres, évident chez Alexis, peut-être moins clair chez Daphné, qui élargit le film au-delà de l’histoire à deux. Quand après la mort de Nelly, Alexis refuse l’aide de ses amis et part, ce n’est aucunement en quête d’une vie de veuf joyeux, ce n’est pas non plus une rupture tapageuse. Tout indique qu’il aimait Nelly, qu’il ne se révoltait pas contre une vie bien sage de "cadre moyen" où on avait économisé dix ans pour une maison de campagne, où on prévoyait un enfant pour l’année suivante. Simplement, cette mort, parce qu’elle rompt un enchaînement d’obligations sociales, est l’occasion de chercher autre chose. Il part donc avec un peu d’argent en poche pour commencer, une voiture qu’il pourra vendre pour continuer et un revolver pour finir éventuellement : impulsion vitale d’arrachement aux contraintes de notre société "développée", comme celle du Charles de Alain Tanner, mais cette fois appelée par une circonstance où d’elles-mêmes se rompent les amarres.
À la fin du film, l’argent épuisé, la voiture volée, le revolver saisi par un agent de police, Alexis et Daphné, au bord de la mendicité, remontent à l’appartement qu’a abandonné Alexis. C’est le matin : les locataires dévalent le long de l’escalier se bousculant vers leur travail. Dans l’appartement un gentil squatter à famille nombreuse s’est installé pour une vie qui aurait pu être celle d’Alexis. Il serait prêt à laisser la place. Mais non... merci... Alexis et Daphné se retirent discrètement. Le vagabondage peut-être reprendra. En tout cas il est à nouveau justifié par le spectacle d’une vie sans qualité.
Mais notre "civilisation" poursuit très loin ses déserteurs. En témoignent les talus de déchets industriels qu’ils ont traversés autour de Fos. En témoigne aussi, près de Fos, encore le bain manqué d’Alexis : sur une plage bien propre il se donne avec volupté aux flots bien bleus, et presque aussitôt le grand corps tout nu de Jean-Luc Bideau en ressort couvert d’énormes taches de mazout. On rit. Il faut faire un arrêt sur cette image et sur ce rire, D’abord parce qu’on a trop conscience qu’à traduire en mots des images fantasques, presque irrévocablement on trahit. Pour un peu on laisserait croire à un film à thèse. Et aussi parce que ce moment du film est assez significatif de la qualité du rire dans le film de Jean-Charles Tacchella : un rire chaleureux et sans dérision. En fait on ne rit pas d’Alexis (pour la bonne raison que la même aventure peut nous arriver). On rit du mazout. "Je pense que dans le monde il y a des choses dont il faut rire - la bêtise humaine, par exemple. Et des choses dont on n’a pas le droit de se moquer, la souffrance, la maladie, la mort. En fait on peut se moquer de tout ce qui dépend de l’homme, de sa responsabilité - mais non de ce qui ne dépend pas de lui".
Jean Delmas
Jeune Cinéma n°77, mars 1974
*Cf. "Entretien avec Jean-Charles Tacchella", Jeune Cinéma n°77, mars 1974.
1. Les citations sont de Jean-Charles Tacchella.
Voyage en Grande Tartarie. Réal, sc : Jean-Charles Tacchella ; ph : André Dubreuil ; mont : Brigitte Sousselier ; mu : Gérard Anfosso. Int : Jean-Luc Bideau, Micheline Lanctôt, Lou Castel, Catherine Laborde, Roland Amstutz (France, 1974, 100 mn).