par Marie-Thérèse de Pelacot
Jeune Cinéma n°99, décembre 1976
Sorties les mercredis 17 novembre 1976 et 24 septembre 2024
Le temps du "je" et le temps des autres, le temps du dialogue avec soi-même et celui du heurt avec la vie, tel est le thème film tourné par Chantal Akerman en 1974, un an avant Jeanne Dielman (1). "Je", c’est Julie, la jeune fille (Chantal Akerman), en période de crise, de douloureux repli sur soi-même. Elle refuse de sortir de sa chambre, pour échapper au monde extérieur. "Il", c’est l’ami de rencontre, un camionneur (Niels Arestrup). Ce pourrait être l’aventure, l’échange. Mais il n’y a pas de dialogue, seulement un homme qui parle seul de sa vie ; Julie reste en dehors. observe, découvre. "Elle", c’est la fille que Julie aime et qu’elle va retrouver (Claire Wauthion).
C’est l’amour, la liberté, mais pour une nuit seulement. Car, au petit matin, Julie s’en va, dans la grisaille, tandis que des voix enfantines chantent : "Nous n’irons plus au bois...". Elle part vers le néant de son existence. C’est ce que Chantal Akerman appelle "la trajectoire vers la normalité". Sans doute faut-il faire un effort pour oublier Jeanne Dielman et la perfection des images. "Je, tu, il, elle est un film sauvage, tourné en huit jours, en dehors de tous les circuits, sans subsides, un film tourné ailleurs, autrement, qui n’est pas passé à travers la machine normalisatrice de l’industrie cinématographique, un film avec un air d’inachevé, et qui se termine peut-être avec Jeanne Dielman, tourné selon les normes et produit entre autres par un ministère de la Culture". "Film sauvage" dont la forme est bien en accord avec ces personnages douloureux et déchirés. D’autant que Chantal Akerman a choisi, pour chaque partie du film, un style différent.
Au début, monologue et dépouillement, c’est le journal intime de Julie, lu par une voix-off et la caméra, dans de longs plans fixes, se contente d’enregistrer les gestes de Julie, ses déplacements dans sa chambre presque vide. L’épaisseur du réel est rendue par un objet soudain détaché du contexte : un lit, un lavabo, une fenêtre. Le texte tantôt colle à l’image et tantôt la devance. Le spectateur suit ainsi le lent cheminement de la pensée de Julie, tout en gardant sa liberté d’imagination. Il reconstruit en même temps que l’héroïne un personnage en miettes et qui retrouve peu à peu son identité.
Lorsque Julie voyage avec le camionneur, le rythme change car il n’est plus celui de sa propre réflexion. L’aventure n’est plus intérieure, elle est vécue avec l’autre, qui mange, qui conduit son camion ou raconte sa vie. L’image est ici volontairement granuleuse, étrange, ce qui exprime peut-être le désarroi de la jeune fille devant un monde qu’elle connaît mal encore.
Enfin, la troisième partie a été composée d’une manière plus classique : Julie échange avec son amie des gestes d’amour. Mais ce qui est bouleversant ici, c’est la violence de cet amour entre deux femmes. Corps à corps passionné et haletant, éloigné des conventions habituelles de ce genre de scène.
Par-delà la différence de ces trois épisodes, la réflexion est la même. Julie et son amie sont des femmes ayant des relations homosexuelles. Le camionneur, lui, après dix ans de mariage, désire plus sa fille que sa femme, et ne trouve le plaisir que dans des rencontres fortuites sur la route. Pour chacun, il s’agit d’assumer son corps, sa sensualité. Et d’ailleurs, les personnages existent surtout par leur présence physique. Car seul "lui" raconte son histoire. "D’elles", nous ne savons rien. Mais leur manière d’être dans leur corps, de bouger, de se regarder, nous suffit pour les comprendre, pour déceler leur malaise.
Chantal Akerman interprète elle-même le rôle de Julie. Aucun exhibitionnisme dans le fait de se montrer ainsi, seulement le courage d’affronter un problème personnel qui est celui de bien d’autres dans une civilisation où le corps est victime de tant de censures. Beaucoup ont déjà théorisé sur les valeurs morales ou esthétiques qui paralysent et rendent le plaisir impossible. Mais peu de films l’ont ainsi montré avec tant de franchise.
Marie-Thérèse de Pelacot
Jeune Cinéma n°99, décembre 1976
1. "Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles", Jeune Cinéma n°93, mars 1976.
Je, tu, il, elle. Réal : Chantal Akerman ; C.A. Eric de Kuyper & Paul Paquay ; ph : Bénédicte Delesalle, Renelde Dupont & Charlotte Szlovak ; mont : Luc Fréché & Geneviève Luciani. Int : Chantal Akerman, Niels Arestrup, Claire Wauthion (France-Belgique, 1974, 86 mn)