Un film, deux visions
par Marie-Claude Veysset
Jeune Cinéma n°34, novembre 1968
Sélection de la Semaine de la Critique du Festival de Cannes 1966
Prix Jean-Vigo 1966
Sorties les mercredis 5 avril 1967, 15 mai 2015 et 9 octobre 2024
On sait dès qu’un artiste a créé son œuvre, celle-ci ne lui appartient plus, c’est à chacun de la lire selon sa formation, selon sa culture, selon ses idées, la diversité des interprétations étant un critère de l’intérêt de l’œuvre. Mais c’est moins sur ce lieu commun que débouche la constatation de ces visions différentes, que sur la spécificité d’un regard africain porté sur l’Afrique. Fait divers, récit conté avec sensibilité, tragédie africaine, La Noire de... est tout cela pour tout le monde. Mais c’est aussi un produit du Sénégal d’aujourd’hui, dévoilant une réalité sénégalaise, non seulement par ce qu’il montre, mais surtout par les manières diverses dont il est reçu. À Kairouan, en Tunisie, le film a été projeté devant un triple public, tunisien, sénégalais et français, et a donné lieu à des réactions tout à fait différentes.
Une jeune femme noire vient rejoindre ses patrons sur la Côte d’Azur, le temps des vacances. Elle était nurse, elle devient cuisinière, bonne à tout faire, ornement chargé d’apporter la note exotique quand Monsieur et Madame reçoivent. Livrée à elle-même et à ses souvenirs, ne parlant pas, ne sortant jamais, elle se suicide enfin. Le schéma était simple, la réaction fut double. Les regards français se sont braqués sur les rapports entre Douanna et ses patrons ; l’attention tunisienne et sénégalaise s’est portée sur une image de l’Afrique noire d’après l’Indépendance.
"Je suis (Dou)anna la bonne, celle qu’on sonne..." On aurait volontiers mis en exergue à l’œuvre de Ousmane Sembene ce poème rimé du film de Marianne Oswald & Jean Cocteau, avec le sentiment d’exprimer ainsi l’intention première de La Noire de...
Douanna est la domestique dans tout ce que le terme a d’avilissant. Elle est la chose attachée à la maison, l’objet que l’on voit quand on en a besoin, et que l’on met de côté en l’oubliant dès qu’il a fait son service. M. et Mme ne la brutalisent pas, ils l’ignorent. Bien plus, ils lui dénient tout envie ou désir humain : "Pourquoi sortirait-elle ? Elle n’en a pas besoin, elle ne connaît personne en ville". Citons encore l’étonnement mêlé de gêne de Monsieur après le suicide, lorsqu’il découvre dans la valise de Douanna une photo la représentant avec son ami. Elle pouvait sentir, aimer, souffrir. Qui l’eût cru ! Mais cette surprise passera vite. M. et Mme, en braves (néo) coloniaux qu’ils sont, n’en retourneront pas moins au Sénégal, et prendront une autre bonne, que peut-être ils n’emmèneront plus en France, seule leçon qu’ils sachent tirer de la tragédie de Douanna.
Dans cette optique, La Noire de... apparaît comme la dénonciation d’un néo-colonialisme fait d’inconscience et de racisme. Le jeune couple français est un reste de ce que la colonisation avait produit de plus abominable, témoin encore cette séquence de la "place des bonnes", à la limite du supportable : sur une espèce de terrain vague, des aspirantes-bonnes en quête de travail, croupissant des jours et des jours, en attendant la patronne européenne qui viendra faire son choix, comme au marché aux ânes. Or, si cette situation est choquante, elle est acceptée par toutes les Douanna sénégalaises. Et là est, sans doute, la trace la plus grave laissée par la colonisation, dans cette mentalité de colonisé et d’esclave qui demeure après l’Indépendance, et qui fait qu’au lieu d’une vraie révolte, Douanna ne trouve d’autre solution que le suicide. Vision subjective ? Peut-être. Peut-être est-ce la mauvaise conscience de Français, donc de membre d’un pays colonisateur qui aura fait abstraire cette vision du film, d’autant plus que le public africain ne semble pas avoir été frappé outre mesure, ni scandalisé, par les rapports entre Douanna et ses patrons.
La déception des années qui suivent l’Indépendance, et non une étude de rapports entre patrons blancs et domestiques noirs, telle est la deuxième vision possible du film de Ousmane Sembène, et la vraie sans doute, puisque c’est celle d’une optique africaine, et celle qu’a voulue le réalisateur. Le réalisateur l’a souligné au Festival de Carthage, et les spectateurs tunisiens ne s’y sont pas trompés : La Noire de... dénonce le décalage entre ce que !es Sénégalais s’estimaient en droit d’attendre de leur Indépendance, et ce que jusqu’alors elle leur a apporté. Oui à l’Indépendance, non au Sénégal d’aujourd’hui. Moins directement touché par ce problème, le public français y est moins sensible, d’autant plus que pour lui, limage de la pauvreté accompagne naturellement la notion de pays jeune. Il n’en va pas de même pour les Africains, encore imprégnés des espoirs que l’enthousiasme de l’Indépendance a fait naître. Indépendance n’est pas synonyme de richesse, l’Indépendance ne produit pas de miracle. Les bidonvilles continuent à entourer la Dakar moderne d’une ceinture de misère, les chômeurs continuent à chômer, les femmes à se louer ou à se vendre, et le gouvernement, bien qu’autochtone, n’est pas toujours parfait, puisque trois députés "élus par le peuple" n’en paradent pas moins en smoking sur des escaliers de marbre. Les buildings modernes et confortables, les grands magasins, les belles robes, c’est pour les autres, pour une minorité blanche demeurée en Afrique, et surtout pour les Blancs de la Métropole, pays de Cocagne exerçant un redoutable mirage sur toutes les Douanna. Non, le Sénégal n’a pas encore résolu tous ses problèmes. On ne transforme pas un pays du jour au lendemain. Peut-être l’Indépendance n’a-t-elle apporté pour le moment que ce monument où Ousmane Sembene situe une fort belle séquence. Et c’est une grande qualité de son film que de montrer une réalité que souvent ne voient pas les intellectuels de Dakar ou de toute autre capitale africaine, trop tournés vers l’Europe et ses abstraites cogitations.
La Noire de... est une œuvre authentiquement sénégalaise, que seul un Sénégalais, qui comprend son pays de l’intérieur et non avec un regard occidentalisé, pouvait concevoir. Cette authenticité est encore prouvée par le fait que des spectateurs non-africains se soient trompés sur l’intention du réalisateur. Et de cette erreur, il semble qu’il faille se réjouir, puisqu’elle confirme l’existence d’un jeune cinéma spécifiquement africain.
Marie-Claude Veysset
Jeune Cinéma n°34, novembre 1968
* Cf. "La Noire de...", Jeune Cinéma n°22, avril 1967.
La Noire de.... Réal, sc : Ousmane Sembène ; ph : Christian Lacoste ; mont : André Gaudier. Int : Mbissine Thérèse Diop, Anne-Marie Jelinek, Robert Fontaine, Momar Nar Sene, Pierre Laville (France-Sénégal, 1966, 65 mn).