par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°22, avril 1967
Sélection de la Semaine de la Critique du Festival de Cannes 1966
Prix Jean-Vigo 1966
Sorties les mercredis 5 avril 1967, 15 mai 2015 et 9 octobre 2024
"C’est l’histoire d’une fille des faubourgs. Ses patrons français lui proposent de les suivre en France. Elle consent : quelle fille de chez nous ne rêve d’un voyage en Europe ? Mais arrivée dans le Midi, elle qui était une sorte de gouvernante d’enfants, devient, dans les conditions de vie étroites de la France, une bonne à tout faire ; elle ne sort plus ; elle se sent devenir esclave. Alors elle dépouille ses vêtements européens, sa perruque lisse, ses talons ; elle tresse ses cheveux à l’ancienne et se tranche la gorge...". C’est ainsi que Ousmane Sembène raconte son film (1).
Comment, après cela, prétendrait-on mieux "analyser" le sujet ? Depuis quand un critique français prétendrait-il raconter mieux qu’un conteur noir... puisque tous les Français sont critiques, puisque tous les Noirs sont conteurs. Mais aussi puisque Ousmane Sembène a été un conteur, un écrivain, avant d’être un cinéaste, puisque, arrivé très jeune à Marseille où il allait devenir docker, il doit ressentir le dépaysement, la fierté exigeante et humiliée de cette jeune femme sur laquelle il a peut-être transposé ses propres expériences à la fois différentes et semblables.
Son cinéma, c’est un cinéma - il l’a dit bien des fois - fait par un Africain, sur des Africains, pour des Africains. D’où sans doute le choc que ressentait Louis Marcorelles (2) revoyant La Noire de... avec le public "chaleureux et presque unanimement favorable" du Festival de Carthage. Carthage pas en Afrique noire sans doute, mais en Afrique ex-coloniale... : "Revu du côté de Tunis - et ces considérations ne sont nullement négligeables - La Noire de... acquérait une dimension et des prolongements qui semblaient avoir complètement échappé au public de la Semaine de la critique du dernier Festival de Cannes".
De même les dimensions et les prolongements de Niaye - moyen métrage achevé par Ousmane Sembène en 1964 - avaient échappé à une moitié du public du Festival de Tours. À une moitié, mais pas à l’autre. On comprend bien comment La Noire de..., aussi bien que Niaye, ne pouvaient pas être jugés à leur vraie valeur dans un festival, c’est-à-dire un lieu où le film surgit parmi tant "d’articles de Paris" qui veulent à tout prix "faire neuf" ou "être dans le vent", et cela devant un public qui surenchérit sur la mode comme tous les provinciaux... Mais le Sénégal ce n’est pas la "province". Comme le vent y souffle jour après jour du même côté, "être dans le vent", cela n’y a pas le même sens que chez nous. Et de "l’article de Paris", les statues noires sont mortes aussi...
Alors, puisque ce film est maintenant dans le vrai Paris, devant un vrai public, on est convaincu que ce public comprendra fort bien les prolongements universels de cette œuvre africaine. Car elle est africaine d’abord la fierté qui inspire et raidit La Noire de... comme dans tous les films de Ousmane Sembène. Les personnages de Moi, un noir de Jean Rouch (1958), épaves d’une guerre du Vietnam où ils avaient servi de mercenaires, épaves de la dégradation des bidonvilles coloniaux, étaient faits du même bois que cet ancien tirailleur sénégalais qui, dans Niaye arpente le village avec son drapeau tricolore en radotant des chants militaires. Mais les personnages de Ousmane Sembène, la fille réprouvée qui, dans Niaye quitte le village avec "son bébé tout frais", la servante qui dans La Noire de... se tue parce que la duperie coloniale lui a promis d’être une gouvernante et l’amène à servir de bonne à tout faire..., celles-là, oui, disent fièrement, par tous leurs actes, par la beauté rebelle de leur port et de leur geste, "Moi, un noir".
Jean Delmas
Jeune Cinéma n°22, avril 1967
* Cf. aussi "La Noire de..." (rebond) Jeune Cinéma n°34, novembre 1968.
1. Jeune Afrique, n° 275.
2. Louis Marcorelles (1922-1990 fut collaborateur régulier notamment de la revue Cinéma de 1957 à 1988, et de Image et Son de 1965 à 1974. Dans Jeune Cinéma, il apparaît en 1966 et 1971. Il co-fonda la Semaine de la Critique à Cannes. Il fut un spécialiste du Cinéma direct et du Free Cinema.
La Noire de.... Réal, sc : Ousmane Sembène ; ph : Christian Lacoste ; mont : André Gaudier. Int : Mbissine Thérèse Diop, Anne-Marie Jelinek, Robert Fontaine, Momar Nar Sene, Pierre Laville (France-Sénégal, 1966, 65 mn).