par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°77, mars 1974
Sélection officielle Hors compétition du Festival de Cannes 1973
Sorties le mardi 15 janvier 1974, et les mercredis 27 décembre 2006 et 9 octobre 2024
Nains manchots, Christs en plastique, cadavre électronique qui gonfle ses gros seins cireux, Vierge Marie-femme à barbe, lézard à plumes, fusillés aux entrailles de grains, d’herbe, de fleurs et d’oiseaux. On châtre sur les places publiques, dans les arbres où pendent des poulets sanglants. À l’usine, des matelassières font l’amour avec le patron sur les matelas, puis retournent à la chaîne.
Ailleurs, des mannequins mâles présentent la mode : sexes, mollets, fesses en plastique. On rase des têtes, on arrache des bijoux et des ongles, un entrejambe libère un monstre. Un voleur arraché à l’horreur de sa vie est pris en main par un gourou qui lui montre, par chefs d’États interposés, le spectacle des violences humaines. En compagnie des chefs d’États - symbolisant chacun les institutions de l’Occident -, le voleur entreprend la quête de l’immortalité et l’ascension de la montagne sacrée où siègent les Immortels. Les fantasmes disparaissent, l’ego fait place à l’esprit collectif. Sur le plateau nu des grands sommets, la table primordiale de ceux qui ont conquis l’immortalité. Immortels ? Non, mannequins. Tout est illusion et d’abord le film. Le gourou - Alejandro Jodorowsky, part d’un grand rire et nous montre la caméra, l’équipe de tournage et les acteurs.
Retombé le grand tourbillon d’images, restent en mémoire les derniers mots du gourou au spectateur : "Tout est Maya, rentrez chez vous, retrouvez la réalité". Grand maître illusionniste, Alejandro Jodorowsky a enrobé son œuvre des sept voiles de Maya que doit lever l’un après l’autre le critique ascète qui chercherait lui aussi à découvrir, dans sa nudité, la réalité de "La Montagne sacrée".
Premier voile : le flot des discours. Alejandro Jodorowsky parle énormément. Bénédiction du critique qui n’a qu’à enregistrer et répéter. Il parle de lui souvent et c’est émouvant. De sa situation d’éternel émigré, Juif au Chili, Chilien en France, Français aux USA. Interviewé-caméléon, il parle aux uns de Mai 68, "cette affreuse petite révolution", aux autres du Surréalisme qu’il a côtoyé, aux autres encore des techniques amoureuses du Soufisme. Les interviews sont passionnantes. On peut lire le très long texte donné à Zoom (1), illustré en prime de somptueuses photos en couleur qu’une revue ascète comme Jeune Cinéma ne publie qu’en noir et blanc. Mais ces propos ne concernent guère le film.
Deuxième voile : l’érudition. Nouvelle bénédiction du critique gratifié d’un arsenal de références. Luis Buñuel bien sûr. On trouve dans La Montagne sacrée le petit lexique complet des images du maître. Et les fourmis, et les évêques morts - bien réjouissants ici avec leur geste bénisseur automatisé -, et les sacrilèges, et jusqu’aux animaux qui s’entretuent. Luis Buñuel, plus les mystiques orientales. Là c’est moins bien documenté et le film mêle, à la manière de Planète, les gestes zen, les boucs de la magie traditionnelle, l’œil des Tibétains, le symbolisme de la Montagne. La trame narrative fait penser à René Daumal, le fondateur du Grand Jeu dont les deux romans, La Grande Beuverie (1938) et Le Mont Analogue (1952) racontaient aussi un voyage initiatique à travers les horreurs de notre civilisation, puis une ascension vers la connaissance mystique. Mais René Daumal nourrissait la métaphore de l’ascension de toute l’expérience du montagnard qu’il était. Son équipe d’explorateurs campée aux contreforts de la montagne, cherchait à garder le contact avec ceux d’en bas. C’est que René Daumal liait ses expériences mystiques à sa fidélité révolutionnaire et se gardait aussi de tout esprit de sérieux.
On en est bien loin avec Alejandro Jodorowsky, qui prétend avoir vraiment grimpé ses montagnes mexicaines avec son équipe de tournage. On n’y croit guère : ses superbes acteurs ont l’air aussi peu ascètes en montagne que sur les matelas de l’usine d’amour. Et ses chefs d’États voleurs d’éternité ont aussi peu dépouillé leur ego que des PDG de conseil d’administration autour de leur table. Voiles encore, l’érotisme et la scatologie. On défèque dans La Montagne sacrée, très sérieusement, sans rigoler, ni jouir. Un, l’initié pose ses fesses sur un pot de verre. Deux, le maître présente l’étron. Trois, gargouillements de l’étron qui devient or. S’il s’agit simplement d’illustrer le propos : "Tu es excrément, tu peux devenir or", pourquoi tout cet attirail du parfait alchimiste ?
Même chose pour les scènes de castration. Faut-il un grand déploiement de figurants évoluant en ballet autour d’une jeune recrue pour lui couper le sexe ? Il est plus simple et plus vigoureux de dire en quatre mots que tout soldat est un châtré. Passons sur les décors, sur les évolutions de figurants, sur les costumes des acteurs, qui fascinent comme fascinerait un tour de fakir ou un spectacle de Folies-Bergère. Passons sur l’ironie finale qui ne démystifie en rien le film.
Alors ? Que reste-t-il qui nous concerne, nous touche, qui éveille ou libère quelque chose en nous ? Un certain sentiment de haine présent dans toute la première partie - tournée dans les rues d’une ville mexicaine - et qui doit remonter à loin. Haine de l’occupant, haine de ces touristes aux yeux pour ne pas voir - ni les camions de torturés ni les soldats fusilleurs.
Une manière de traduire la violence par de la violence physique authentique. On perce, on fait éclater, on barbouille de peinture vraiment, comme on le fait dans ces petits théâtres fauchés qui n’ont pas de grands moyens de représentation. Les crapauds bouffent les lézards, tout explose en même temps, et ça fait un certain effet. Et puis quelques images parmi le grand giclement du film touchent leur cible et vont réveiller chez tel ou tel un petit monstre personnel. Par exemple toutes celles qui se rattachent aux fantasmes de l’expulsion. Le nain sans main dont accouche le voleur et qu’il balance à la mer. Et cette chose verte et gluante qui jaillit d’un corps blessé. Dix minutes de film dans le grand fatras à la Cecil B. De Mille.
Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°77, mars 1974
* Cf. "La Montagne sacrée" I, Jeune Cinéma n°72, juillet 1973.
1. Zoom, "Le magazine de l’image", paru entre 1970 et 1991.
La Montagne sacrée (La montaña sagrada). Réal, sc, déc, mu : Alejandro Jodorowsky ; ph : Rafael Corkidi ; mont : Federico Landeros ; mu : A.J., Don Cherry & Ronald Frangipane. Int : Alejandro Jodorowsky, Horacio Salinas, Ramona Saunders, Adriana Page, Burt Kleiner, Valérie Jodorowsky, Nicky Nichols, Richard Rutowsky, Luis Lomeli, Ana de Sade, David Silva, Blanca Sánchez (Mexique-USA, 1973, 114 mn).