Rencontre avec Chantal Akerman
À propos de De l’autre côté et de l’installation Une voix dans le désert
Jeune Cinéma n°355, automne 2013
"Dans le désert de l’Arizona, à la frontière, entre deux montagnes, l’une nord-américaine, l’autre mexicaine, a été placé un écran de dix mètres de base. Sur cet écran ont été projetées les dernières minutes du film De l’autre côté. Ces images et ces sons ont été vus et entendus des deux côtés de la frontière, l’espagnol a retenti aux États-Unis aussi bien qu’au Mexique, l’anglais au Mexique aussi bien qu’aux États-Unis. Nous avons filmé cet écran dans ce désert entouré de ces deux montagnes pendant des jours et des nuits. De toutes ces images, nous avons choisi une heure, un plan qui commence au bout de la nuit et se termine au commencement du jour."
Texte accompagnant l’installation de Chantal Akerman Une voix dans le désert à la galerie Marian-Goodman, en juin 2003.
Jeune Cinéma : Vous êtes une grande artiste, une créatrice de formes : quand on essaie de comprendre l’impact de vos films, on est frappé par la place qu’occupe votre voix dans votre création, en particulier dans ce qu’on appelle vos documentaires, vos installations. N’avez-vous jamais pensé la remplacer par des acteurs ?
Chantal Akerman : Dans des fictions, je la remplace forcément par des acteurs, que ce soient Delphine Seyrig, Aurore Clément ou Sylvie Testud maintenant. Et quand je ne joue pas dedans, parce qu’il y a aussi des films dans lesquels je ne joue pas. Parce que j’ai aussi joué dans pas mal de films qu’on appelle entre guillemets des installations ou des documentaires, il y a un JE et ce je, c’est moi, et ma voix fait partie de mon je.
J.C. : Est-ce que cette voix vous ramène à une autre voix ?
C.A. : Parfois, parfois, bien que la voix soit très différente, on l’a parfois confondue avec celle de Delphine Seyrig. Ce sont des voix de fumeuses.
J.C. : Marguerite Duras a aussi une voix de fumeuse et on ne la confond pas.
C.A. : Je n’ai pas trop envie de parler de Marguerite Duras. Son ego avait une telle force qu’il s’entendait terriblement dans sa voix, et ce n’est pas qu’une question de voix. Elle avait un rythme très différent. Et je ne sais pas si son rythme était là avant son écriture ou son écriture appuyé sur son rythme. Et vice versa. On entend parfois son écriture dans sa voix. Quand elle ne disait pas de choses sur Balladur (1) ou les Juifs, elle voulait séduire. Ce qui n’est pas mon cas. Oui, on entend son écriture. Moi, j’écris aussi. Quand on lit mes livres, on m’entend parler.
J.C. : On peut réfléchir sur la présence de votre voix. Dans D’Est, on ne l’entend qu’intérieurement, dans Sud, elle arrive à un moment très précis, dans De l’autre côté, elle est le cœur du film. Cette installation vous l’avez appelée : "Une voix dans le désert" ?
C.A. : C’est une voix dans le désert qu’on entend à la fois en espagnol et en anglais, à la frontière. Et il y avait la fin du film De l’autre côté. Mais cette fois, avec ma voix en anglais et en espagnol qui était projetée sur un écran de 10 mètres de base à la frontière. Coté américain, on voyait une montagne mexicaine et de l’autre la montagne avec le D de Douglas. Les Américains et les Mexicains pouvaient entendre. Ce n’est pas une voix toute seule. C’est une voix avec des images et de la musique. Et c’est la musique de Monteverdi, interprétée par Sonia Wieder-Atherton, le premier morceau de son disque au commencement et puis aussi des voix des border patrols américaines, qui rient quand ils découvrent un groupe de gens qui vont passer. Et puis ma voix…
J.C. : Vous élevez la voix contre le cynisme ambiant, cette barbarie.
C.A. : J’essaie de ne pas l’élever, j’essaie qu’elle se glisse par des interstices de l’horreur, parce que j’ai l’impression que c’est plus puissant comme ça. Et quand on élève la voix, on peut se boucher les oreilles, mais quand elle passe par les interstices, on ne sait pas qu’elle passe, et là, on peut l’entendre malgré soi dans son inconscient, et pas seulement dans son conscient.
J.C. : Vous montrez dans vos images que tous les éléments passent, le vent, le sable, les scorpions, absolument tout, sauf ces hommes qui cherchent une existence plus digne… L’installation "Une voix dans le désert" a été pensée là ?
C.A. : Oui, ça a été l’idée. Elle est même née avant que le film ne soit fait, mais je ne savais évidemment pas quelles images seraient projetées, puisque je ne savais pas quelles images je ramènerais. C’est la première fois, en fait, depuis que je fais des installations, qu’il y a une idée qui précède un film. Je l’ai même pensé ailleurs, c’est-à-dire, que cette voix dans le désert-là, est arrivée par e-mail dans une sorte de flux. En direct à la Dokumenta de Kassel. Et ça, on l’a tourné pendant huit jours, 24 heures sur 24 : ça arrivait comme ça pouvait, parfois ça n’arrivait pas. Mais là, évidemment la nuit durait huit heures et le jour, etc. Nous, pour "Une voix dans le désert", on a pris juste de la nuit au lever du jour.
Pour la Dokumenta de Kassel, j’avais envie d’installer cet écran entre l’Espagne et le Maroc et entre la frontière allemande et polonaise. On ne pouvait pas. À la fois pour des raisons pratiques, parce que cela demandait une logistique énorme et pour des raisons d’argent, bien sûr. Finalement, ce n’était pas nécessaire, parce que cette frontière-là est aussi toutes les autres frontières.
J.C. : Entre ces trois films, D’Est, Sud, De l’autre côté, il y a comme un mouvement : D’Est, on n’entend pas leurs voix, mais vos images en disent long sur leurs voix annulées, confisquées. Dans Sud, on entend la voix de tous ceux qui ont aimé cet homme qui a été lynché. Dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, en 2001, Claude Lanzmann lit, à la fin du film, les noms, il dit le nombre de tous ces gens… Puis il y a aussi cette femme dans Sud…
C.A. : C’est la sœur de James Byrd Jr., elle nomme tous les gens de la famille de James Byrd qu’ils ne verront plus. Dans Sobibor, il dit le nombre ? On n’a pas le droit de faire ça ! Dans la religion juive, un seul vaut autant que six millions. Le nombre annule l’identité, c’est une loi juive. Donc, il fallait dire tous, il fallait dire tous les noms, sinon on annule. C’est une loi de la religion juive.
J.C. : De la voix, on arrive au(x) mur(s). Vous vouliez dresser une sorte de grand mur, une toile suspendue, écran à images sur la frontière. C’est aussi un pied de nez au mur que les Américains ont construit pour arrêter l’immigration mexicaine. Là, récemment, c’est Israël qui érige un mur entre Israël et les territoires palestiniens. Et puis on a peint sur ce mur le paysage qu’on ne verra plus.
C.A. : Je pense que la situation est totalement différente. Je ne dis pas : "Il faut ce mur ou il ne faut pas ce mur". Je n’en sais rien. Je n’ai pas réellement suivi cette affaire. Les Mexicains ne font pas sauter les Américains. Je n’arrive pas à avoir un point de vue rationnel sur Israël, mais ce que je sais, ce que si Israël existe, c’est à cause ou grâce à la manière dont les Européens se sont occupés de leurs Juifs. Parce qu’il y avait 500 000 Juifs là-bas, et il y en aurait eu beaucoup plus s’il n’y avait pas eu la Shoah. Et pas seulement la Shoah. Je n’ai pas confiance dans les Français, ni dans les Anglais, ni dans les Belges, ni dans les Italiens etc. Ils n’ont pas protégé leurs Juifs.
Maintenant, ils disent "Voyez comme les Juifs se conduisent mal !" et ils sont tout fiers. Qu’ils balaient devant leur porte ! Si le gouvernement israélien faisait ce que les Français ont fait aux Algériens, il ne resterait plus un seul Palestinien. Alors que vraiment, les Français avaient une terre. Voilà ce que j’ai à dire là-dessus. C’est très facile de stigmatiser Israël, en stigmatisant Israël, on oublie l’Histoire. On nie l’Histoire, vraiment. En Israël, une personne sur cinq ou sur dix ou sur vingt a quelqu’un qui est mort dans un attentat ou blessé. Ou est devenue fou de peur. Or la peur est mauvaise conseillère. Ici, on a le cul dans le beurre, c’est facile de parler, très facile. Les gens sont là, assis sur leurs privilèges, le moindre qu’on veut leur enlever, ils se mettent en grève et au lieu d’aller attaquer l’Assemblée nationale, ils emmerdent le monde entier. Qui est-qui prend le bus, qui est-ce qui prend le métro, ce n’est pas Raffarin, ce n’est pas Sarkozy, c’est nous (2). Plutôt que d’aller entourer la maison de Sarkozy, ou de prendre les médias et de dire ce qu’ils ont à dire, ils emmerdent le monde entier. Il y a beaucoup de lâcheté.
Propos recueillis par Heike Hurst
Paris, le 11 juin 2003
Jeune Cinéma n°355, automne 2013
* Cf. aussi "De l’autre côté", Jeune Cinéma n°283, été 2003.
1. Édouard Balladur, Premier ministre du 29 mars 1993 au 17 mai 1995.
2. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre du 7 mai 2002 au 31 mai 2005, dans trois gouvernements successifs. Nicolas Sarkozy, président de la République française du 16 mai 2007 au 15 mai 2012.
De l’autre côté. Réal : Chantal Akerman ; ph : C.A, Raymond Fromont & Robert Fenz ; mont : Claire Atherton (France, 2002, 103 mn). Documentaire.