par Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle de la Quinzaine des cinéastes au Festival de Cannes 2024
Sortie le mercredi 18 décembre 2024
Matthew quitte Montréal où il a travaillé toute sa vie dans un ministère pour retourner à Winnipeg où il est né afin de revoir sa mère malade. Désormais, dans la capitale de la province du Manitoba, l’anglais a disparu, le français subsiste encore, et le farsi est devenu la langue dominante. Le film suit trois histoires qui vont se rejoindre. Celle de deux enfants espiègles à la recherche d’un instrument pour casser la glace qui a emprisonné un billet de banque, celle de Massoud, un guide touristique déconcertant, et celle de Matthew, ce voyageur mélancolique interprété par le réalisateur lui-même.
La fameuse langue universelle annoncée dans le titre se révèle être le farsi, cette langue persane que Matthew Rankin (1) affectionne particulièrement. Il invite le spectateur à concevoir son film comme le résultat d’une confluence - un diagramme de Venn (2) - entre Winnipeg, Téhéran et Montréal. Il y décrit une "hallucination autobiographique" selon ses propres mots. Les trois cheminements présentés vont se connecter à Winnipeg.
Les personnages passent leur temps à y déambuler d’un lieu à l’autre, d’un bloc de couleur à l’autre, pris dans ce labyrinthe, véritable casse-tête surréaliste et enneigé qu’est Winnipeg, sorte de nouveau Téhéran. L’inspiration architecturale de la mise en scène est incontestablement la part la plus belle de ce film visuellement très réussi et opère une poétique des formes et une drôlerie comique dans le rapport à l’espace. La caméra cadre et surcadre à merveille les surfaces planes des bâtiments "brutalistes", compose avec leurs géométries, explore leurs couloirs, leurs ouvertures, les arcades, parfois, pour mieux jouer sur la lumière et montrer les perspectives rectangulaires dominantes sur les espaces de vie. Les mêmes plans se répètent sur les passages entre les murs, sur les fenêtres dans le béton, et peu à peu la métropole canadienne devient un personnage à part entière, qui observe avec une morne indifférence les déplacements des voyageurs.
Mis à distance par des jeux d’échelle avec les immeubles, ou perdus dans le trafic urbain comme pour la cérémonie sur la tombe de Louis Riel (1844-1885,) rebelle du gouvernement du soulèvement de la Rivière Rouge en 1869 (3) prônant le métissage située à un carrefour autoroutier, les humains sont ainsi réduits à des silhouettes en bordure de cadre, à des formes errantes au pied des blocs d’immeubles, à des ombres dans la nuit dont les quêtes intimes sont autant de projections sur les murs…
En soulignant l’absurde des situations, en renversant sans cesse les propositions narratives pour mieux désorienter, le film prend l’allure d’une fable à la fois loufoque et burlesque. Telle l’irruption de cette dinde sauvage qui prend l’autobus comme tout le monde… en ayant payé sa place. Peu à peu les destins s’entrelacent, les êtres s’échangent les uns avec les autres et une profonde mélancolie surgit, comme l’interlude poétique de la chanson chantée par Hafez, frère du marchand de volailles, un des personnages secondaires du film. Les références cinématographiques affluent tels les clins d’œil à Groucho Marx, à Jacques Tati, au cinéma iranien et son école métaréaliste, de Abbas Kariostami (1940-2016), Fereydon Farokhzad (1938-1992), Jafar Panahi, né en 1960… et les films pour enfants produits par Kanoon (4). En laissant libre cours à la fantaisie et l’irréalité, le cinéaste lorgne également vers Roy Anderson (5).
Ce film étrange et expérimental plaide, par l’abolition de toutes les frontières qu’il met en image, pour une solidarité absolue entre les êtres. "Nous nous cherchions l’un dans l’autre" in Sayat Nova : la couleur de la grenade de Serguei Paradjanov (1968).
Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Matthew Rankin est né en 1980, à Winnipeg et a étudié l’histoire à l’Université McGill et à l’Université Laval. Il est le réalisateur d’une quarantaine de films (documentaire, fiction et animation) qui ont été présentés dans les festivals internationaux les plus renommés. Son premier long métrage, Le Vingtième Siècle, a gagné le Prix FIPRE
3. La Rebellion de la Rivière Rouge.
4. Kanoon (Institute for the Intellectual Development of Children & Young Adults).
5. Roy Andersson, né en 1943.
Une langue universelle (Universal Language). Réal : Matthew Rankin ; sc : M.R., Pirouz Nemati & Ila Firouzabadi ; ph : Isabelle Stachtchenko ; mont : Xi Feng ; mu : Amir Amiri & Christophe Lamarche-Ledoux ; déc : Louisa Schabas ; cost : Negar Nemati. Int : Rojina Esmaeili, Saba Vahedyousefi, Mani Soleyman-lou, Matthew Rankin, Pirouz Nemati, Danielle Fichaud, Ni-ma Pourtolami (Canada, 2024, 89 mn).