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Maison et le monde (la) (1984) I
de Satyajit Ray
publié le mercredi 29 janvier 2025

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°167, juin 1985

Sélection officielle En compétition du Festival de Cannes 1984

Sorties les mercredis 17 avril 1985 et 29 janvier 2025


 


Le Monde, c’est l’Inde, ou plus précisément le Bengale au début de ce siècle : le film est tiré d’un roman du même titre publié en 1913 qui a pour auteur Rabindranath Tagore (1861-1941. Ce n’est pas la première fois que Satyajit Ray (1921-1992) lui emprunte un sujet. Il y a entre les deux hommes de grandes affinités. Il était son disciple, avait séjourné à Santiniketam (1) et en retour le poète, Prix Nobel de littérature 1913, lui portait une grande affection. L’Inde connaît alors de grands bouleversements, la colonisation a ébranlé ses structures, ses valeurs sont remises en question. Mais en même temps, elle prend conscience de son identité et de cette énorme mosaïque de peuples se dégage un grand mouvement naturel pour l’indépendance incarné par le parti du Congrès - Gandhi (1869-1948) commence à peine son action -, dont l’arme principale est le boycott des produits anglais. Naturellement, tout cela est supposé connu dans le film, le "monde" est toujours présent mais seulement à travers la psychologie de trois personnages dont les rapports constituent la trame du film. Ils vivent dans la "maison". Nikhil, sa femme Bimala, son ami Sandip.
Nikhil est un maharadjah, il n’a plus le pouvoir de ses ancêtres mais il a hérité d’un grand domaine où est établi un village musulman. La maison elle-même est un immense palais d’une somptuosité toute orientale. Le gynécée forme un quartier à part, séparé du reste par une porte. C’est cette porte que Bimala franchira pour la première fois pour rejoindre son mari.


 


 


 

Nikhil fait partie de cette intelligentsia éclairée - tout comme Rabindranath Tagore et Satyajit Ray - qui, toute attachée qu’elle soit aux valeurs propres à l’Inde, n’en accepte pas les yeux fermés toutes les coutumes. Nikhil retient de la vieille philosophie surtout son respect pour l’être humain - cela s’étend aux femmes et aux musulmans -, et il répugne à un emploi de la contrainte. Même quand Bimala s’éprend de son ami Sandip, le troisième personnage, il s’efforcera de comprendre - "Elle n’a connu que moi pendant dix ans", dira-t-il -, et, pour lui, ne peut compter que ce que Bimala lui apportera de son plein gré. Même respect à l’égard des musulmans. Au village, ce sont des petits commerçants. Ils vendent les produits britanniques - "Ils sont moins chers que ceux de ma fabrique", reconnaît-il, et il ne veut pas leur imposer un boycott qui les ruinerait (2). L’exemple de Nikhil est rarissime en Inde, sinon il eut épargné les fléaux résultant de la haine entre hindous et musulmans, haine soigneusement entretenue par les Anglais pour régner. Tout autre que Nikhil est son ami Sandip qu’il héberge dans sa maison. Sandip est très engagé dans le mouvement nationaliste, il veut l’indépendance et, dans l’immédiat, prêche le boycott des produits anglais. Il ne s’inquiète pas des moyens employés et n’a pas le sens des responsabilités de Nikhil. Il est très fort pour pousser les autres en avant, tout en se mettant à l’abri quand cela risque de devenir dangereux, cela lui paraît tout naturel. En même temps, il n’est pas capable de se priver de cigarettes anglaises. En fait, c’est un politicien ambitieux, sensible à la corruption, qui veut vivre avec les mêmes avantages que les anciens gouvernants, bref un type d’arriviste comme le Tiers-Monde ne nous offre que trop de spécimens. Mais il est plein de dynamisme, d’entrain, beau parleur. Bimala, jeune, vivante mais sans expérience, est conquise par les idées et aussi par l’homme. Il lui faudra un certain temps pour distinguer, sous ce qui apparaît généreux et éclatant, ce qui est égoïsme cynique. Pour comprendre aussi ce que la simplicité de Nikhil cachait de grandeur et de générosité. C’est seulement quand l’agitation de Sandip entraîne la révolte du village que Nikhil le priera de transporter ailleurs ses pénates. Puis il s’en va seul au devant du village en révolte. Le film se termine sur les images de Bimala enveloppée par le voile blanc des veuves.


 


 


 

Il faut beaucoup de talent pour réussir une pareille osmose entre "la maison" et "le monde", l’homme dans sa vie quotidienne et dans sa société. En général, le cinéma nous offre des séparations plus tranchées. Chez cet homme, tout imprégné de spiritualité, il y a une exigence réaliste - coexistence rarement atteinte. Satyajit Ray a raconté le choc que fut pour lui Le Voleur de bicyclette (3), une véritable révélation. À l’époque, le cinéma indien était très prolifique mais n’était guère qu’un médiocre cinéma d’évasion. Il eut aussi la chance de rencontrer Jean Renoir et de participer au tournage du Fleuve (4). Il prit surtout conscience de toute les possibilités d’expression du cinéma. Mais il a forgé son style propre, fortement marqué par la spiritualité de l’Inde et en même temps par le souci de ne pas la séparer du vécu de l’homme. C’est en cela que ce film est exemplaire de sa manière. C’est évident dans l’atmosphère qu’il crée sur son tournage. L’acteur Victor Banergee, qui interprète Nikhil, dit avec émotion combien ce tournage est différent de ce qui a cours habituellement, et en particulier dans La Route des Indes où il tient un des principaux rôles. "Avec David Lean, j’étais un des rouages parmi mille autres. Là, c’est par exemple Madame Ray qui prépare la cuisine de l’équipe" (5).


 


 


 

Il ne faut pas dès lors s’étonner qu’un auteur qui crée lui-même une telle qualité dans les rapports humains soit capable de l’exprimer dans ses films. Est-ce à dire que cela représente la vie en Inde ? Il ne l’a jamais prétendu. On sait bien sûr qu’à côté d’une débauche de spiritualité, de non-violence, etc., coexistent les plus féroces règlements de comptes, les massacres entre communautés ennemies. Mais quel pays peut lui jeter la pierre ?
Le monde qui nous est présenté est un monde d’aristocrates. Tout se passe dans un palais, tout est beau, la couleur, l’image, d’une beauté qui ne se dément à aucun moment, pas seulement à celle du cadre, mais plus encore dans l’expression des visages, dans le regard posé sur toutes choses. Et tout est simple, presque austère. Nous sommes loin d’un luxe qui pourrait sentir le parvenu. Cette aristocratie est aussi celle de l’esprit. Satyajit Ray a fait un choix, comme Jean Renoir avant lui. Il nous donne à voir et à comprendre seulement un fragment de la société indienne. Mais il le fait sans jamais oublier le monde environnant, et avec une grande profondeur et une grande sensibilité.

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°167, juin 1985

* Cf. aussi "La Maison et le Monde", Jeune cinéma en ligne directe.

1. Santiniketan est une ville du district de Birbhum dans l’État du Bengale-Occidental en Inde, fondée en 1901 par Rabindranath Tagore.

2. Pourtant, l’infériorité de la production hindoue est postérieure à la colonisation et en est la conséquence. Les Anglais ont ruiné la manufacture indienne par une réglementation draconienne, importé le coton indien à Manchester et revendu les cotonnades en Inde.

3. Le Voleur de bicyclette (Ladri di biciclette) de Vittorio De Sica (1948), un des chefs-d’œuvre du néoréalisme italien.

4. Le Fleuve (The River) de Jean Renoir (1951), film américain et son premier film en couleurs, a été tourné au Bengale, avec pour sujet la vie d’une famille d’expatriés britanniques qui vit sur les bords du Gange. Satyajit Ray était l’assistant de Jean Renoir.

5. La Route des Indes (A Passage to India) de David Lean (1984).


La Maison et le Monde (Ghare-Baire). Réal, sc, mu : Satyajit Ray, d’après Rabindranath Tagore ; ph : Soumendu Roy ; mont : Dulal Dutta ; déc : Ashoke Bose. Int : Soumitra Chatterjee, Victor Bannerjee, Swayilekha Chatterjee, Gopa Aich, Jennifer Kendal (Inde, 1984, 140 mn).



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