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Maison et le Monde (1984) (le) II
de Satyajit Ray
publié le mercredi 29 janvier 2025

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle En compétition du Festival de Cannes 1984

Sorties les mercredis 17 avril 1985 et 29 janvier 2025


 


Le roman de Rabindranath Tagore qui inspira le film éponyme de Satyajit Ray fut publié en bengali en 1916. Traduit en anglais par le neveu de l’écrivain, Surendranath Tagore, il parut à Londres en 1919 sous le titre The Home and the World (1).
Ce texte retrace les troubles, religieux et politiques, qui accompagnèrent, de 1905 à 1911, la décision unilatérale du vice-roi des Indes, Lord Curzon, de procéder à une partition du pays fondée sur les religions, la partie Ouest comprenant majoritairement des hindouistes et la partie Est des musulmans. Le Bengale riposta en lançant un mot d’ordre de boycott des produits anglais qui, fabriqués à Manchester, inondaient le marché indien. Le mouvement Swadeshi qui signifie "de notre propre terre" préconisait la souveraineté économique du Bengale. Dans un premier temps, Rabindranath Tagore y joua un rôle déterminant, composant des chants et des poèmes en faveur de la cause. Il ne devait pas tarder à s’en éloigner, heurté par le nationalisme et la violence qui s’y faisaient jour.


 

Satyajit Ray avait été tenté de faire de cette fresque historique son tout premier film, dès 1947, l’année même de l’indépendance. Il dut y renoncer pour des raisons financières. Au début des années 1980, il revint à son ancien projet. Il avait alors un grand nombre de chefs-d’œuvre derrière lui, dont deux adaptations de récits de Rabindranath Tagore, Trois femmes (1961) et Charulata (1964). Mais il n’était pas en bonne santé et souffrit, en 1983, de deux crises cardiaques au cours du tournage. Son fils termina le film.


 

Lieu de l’action : le palais d’un maharadjah dans un gros bourg peuplé d’hindouistes et de musulmans, au bord du Gange, non loin de Calcutta. Dramatis personae : le maître des lieux, Nikhil, son épouse Bimala, son ami Sandip. Des seconds rôles importants, car le film fait la part belle à la parole et les divers points de vue sont représentés : le maître d’école du village, Miss Gilby, l’institutrice anglaise, un jeune homme pur dévoué à la cause et une belle sœur veuve de son état qui vit dans la demeure du maharadjah. Avec ses cheveux coupés court, son sari blanc, ses remarques amères, elle est de triste augure. Elle rappelle le funeste sort des veuves en Inde.


 


 

Sandip est un activiste du Swadeshi, il peut enflammer les foules car, brillant orateur, il a les qualités d’un leader charismatique (2). Nikhil soutient financièrement le mouvement, mais il est beaucoup plus réticent. Il ne peut pas, selon ses mots, "croire en cette ivresse". Il pense que Swadeshi ne tient pas compte des intérêts des marchands musulmans, ruinés par les incendies qui détruisent les produits anglais, de meilleure qualité et moins chers dont ils font commerce. Il craint une explosion de violence entre les parties. Plus qu’au patriotisme, il est sensible aux valeurs occidentales de tolérance et d’égalité.


 


 

Celle qui symbolise "la maison" et non "le monde" est Bimala. Plus que l’épouse de Nikhil, la jeune femme est son "élève" adorée à qui il souhaite donner une éducation - des leçons de chant, de piano, d’anglais -, et surtout qu’il voudrait soustraire du gynécée où elle se trouve confinée. Et il y parvient, après qu’elle a observé, à travers les lattes de ses persiennes, Sandip faisant un discours dans la cour du palais. Sa lente sortie des appartements privés, au bras de Nikhil, par une galerie menant à l’univers des hommes, est une séquence visuelle mémorable.


 


 

Nikhil et Sandip, issuss de la même caste et qui ont fréquenté les mêmes universités britanniques, sont deux figures de frères qui ne tarderont pas à devenir des frères ennemis. Bimala, pour qui Sandip éprouve, visiblement, un coup de foudre, est la figure pivotale autour de laquelle gravitent désormais les deux anciens amis. En Occident, cela s’appelle un triangle amoureux. Bimala, vêtue de somptueux saris rouges est invitée à s’entretenir de la situation politique avec les deux hommes, l’un drapé dans des étoffes mordorées, l’autre dans des soieries couleur safran. Elle se range aux arguments de Sandip. Elle embrasse la cause. Nikhil tolère la situation sans agir, laissant Sandip s’installer chez lui et voir quotidiennement sa femme. Dehors, l’émeute gronde. Nikhil ignore les menées de son opportuniste ami qui fomente le soulèvement contre les propriétaires ne respectant pas le Swadeshi.
Bimala, aveuglée par la passion, vole l’or du coffre-fort familial "parce qu’il appartient au peuple". Et propose même ses bijoux. Elle entrevoit la réalité lorsque, dans les yeux de Sandip qui vient de lui annoncer son départ imminent, elle perçoit un éclat de convoitise. Bimala n’est pas seulement une femme bernée. Elle est une allégorie du Bengale divisé, ne sachant plus quels principes suivre, à la recherche de son identité : le nombre de plans où apparaît son image reflétée dans un miroir le souligne suffisamment. Elle est déchirée entre deux hommes, l’un qui a voulu lui accorder son autonomie afin d’être aimé pour lui-même et l’autre qui a souhaité faire d’elle l’indispensable emblème féminin de la lutte patriotique, la déesse-mère : "Vanda Mataram" !


 


 


 

Swatilecka Chatterjee, rayonnante de sensualité contenue, est si convaincante que les critiques indiens, confondant la comédienne et son rôle, organisèrent contre elle un tribunal médiatique (3). Pour le rôle de Sandip, le villain de l’histoire, Satyajit Ray a fait appel à Soumitra Chatterjee, acteur caméléon bénéficiant d’une aura de star, afin que le personnage ne soit pas (trop) antipathique. Excellent choix, car le comédien laisse transparaître, sous le masque du hâbleur, les faiblesses du meneur d’hommes qui ne saurait vivre sans être adulé. Mais c’est Victor Bannerjee qui accomplit la performance d’acteur la plus subtile. Pris entre deux cultures, entre deux époques, son destin est celui d’un héros tragique, qui perd l’amitié, l’amour, la vie.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

* Cf. aussi "La Maison et le Monde" Jeune Cinéma n°167, juin 1985.

1. Traduction incomplète, omettant des passages pouvant choquer les lecteurs et n’incluant pas des poèmes trop difficiles à rendre. Elle a été remaniée en 1960, puis en 2005 pour les éditions Penguin par Sreejata Guha.

2. Dans un article paru dans Die Rote Fahne de 1922, Gyorgy Lukacs qualifie Sandip de "caricature de Gandhi". On ne saurait en convenir, Gandhi étant l’apôtre de la désobéissance civile de masse et de la non-violence. Mais la question de la violence contre la puissance coloniale est au cœur du procès que le critique marxiste fait à Rabindranath Tagore. Cf. Tagores Gandhi Novel.

3. Non pour le thème du vol, ni même de l’éventuel adultère, mais pour les deux scènes de baiser. Le baiser est banni dans le cinéma indien. L’actrice alla jusqu’à envisager le suicide. Cf.Sen, Zinia. "I wanted to kill myself after Ghare Baire  : Swatilekha Sengupta", Times of India, 5 June 2018.


La Maison et le Monde (Ghare-Baire). Réal, sc, mu : Satyajit Ray, d’après Rabindranath Tagore ; ph : Soumendu Roy ; mont : Dulal Dutta ; déc : Ashoke Bose. Int : Soumitra Chatterjee, Victor Bannerjee, Swayilekha Chatterjee, Gopa Aich, Jennifer Kendal (Inde, 1984, 140 mn).



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