Chaque plan, c’est un pari
Rencontre avec Albert Serra
À propos de Tardes de soledad
Jeune Cinéma en ligne directe
C’est à Lyon, avant l’avant-première au cinéma Lumière Terreaux, que nous rencontrons Albert Serra, grande silhouette très élégante, l’air dandy, que de grands yeux bleus adoucissent. Lorsqu’il parle de son nouveau film, il est éloquent, précis, son accent catalan n’éclipse jamais sa grande maîtrise du français.
Cinéaste des agonies, du baroque et des grands mythes, il livre un nouveau film, son premier documentaire, dans les arènes de corrida. Tardes de soledad suit le numéro un, le toréador péruvien Andrés Roca Rey, au cœur de ses après-midis de solitude, où l’or, le rouge et le noir se mêlent dans une valse mortifère. Ballet macabre, aux sursauts burlesques, le film, immersif, happe et colle aux corps qui se mettent en scène, dans un spectacle sépulcral à la virilité agressive. Flamboyant, métaphysique, ironique, Tardes de soledad est certainement l’un des grands films de l’année.
L.L.
Jeune Cinéma : Avec la corrida, il y a vraiment un enjeu de mise en scène. C’est un spectacle qui possède des actes comme une sorte de tragédie, presque un opéra. Est-ce cet aspect de mise en scène, cette potentialité, qui vous a donné envie de faire Tardes de soledad ?
Albert Serra : Oui, aussi avec les costumes, avec cette liturgie dans l’arène. Les costumes de picador, la violence, le sang, tout fait partie du même résultat, qui peut être, du point de vue esthétique, fascinant. Parce qu’évidemment, il y a le mélange de la cruauté, de la brutalité, du sang, avec les côtés les plus sensuels du mouvement, de l’attitude. C’est ce contraste : le brutal et le violent, avec le raffiné, le sophistiqué. Je savais qu’il y aurait quelque chose. En plus, c’est un spectacle qui est déjà un artifice, parce que c’est une espèce de métaphore, d’allégorie, de tragédie. L’artifice est déjà là. Je sais que j’aime qu’il y ait dans les films toujours un côté un peu irréel, fantastique. Et là, ça va avec la corrida, parce que tout est là. Je ne dirais pas que ça m’a donné envie à cause de ça, mais c’est toujours la curiosité quand même, de voir ce qui se passe là et pourquoi, et s’il y a du sérieux ou pas, si c’est vraiment risqué ou pas. Ce sont beaucoup de questions qui se posent, parce que là on les voit très clairement, maintenant, avec les images que j’ai filmées. Mais si tu es simplement spectateur dans l’arène, tu ne vois rien, tu ne sais rien de tout ça. L’accès au dialogue existe parce qu’il y a les microphones sans fil, aujourd’hui, ça peut durer cinq heures. Ils étaient cousus, tous les microphones, avec les batteries modernes. Sans ça, on ne pourrait pas l’avoir enregistré. C’était de la curiosité un peu innocente, mélangée avec les potentiels plastiques qu’on savait qu’il y avait dans les images, le côté baroque.
J.C. : Tardes de soledad possède un côté très immersif, qui transcende le dispositif du documentaire, les témoignages comme la voix over sont absents du film. On ne voit pas beaucoup la corrida au cinéma. Ici on se fait happer, hypnotiser. Comment avez-vous procédé pour saisir ce spectacle ?
A.S. : On travaillait avec des zooms lens, c’est légèrement puissant, ça a très bien marché. La Blackmagic Pocket, c’est l’une des caméras les moins chères du marché, au niveau professionnel. Et avec des optiques zoom, chaque caméra avait une optique différente, normalement de seize millimètres, pas toujours, mais presque tout le temps. Nous avions à l’idée de nous rapprocher, c’est au fur et à mesure qu’on a compris tout ça. Parce qu’au début, on essayait un peu de tout faire, tout voir. C’était un processus d’apprentissage progressif, de comprendre où étaient les vraies idées visuelles de nos plans. Nous, on s’est obligé à créer des images. On ne s’est pas conformé à dire, à capter ce qui se passe.
Chaque opérateur avait une pression très forte de devoir inventer des images, de créer des images avec la dignité du cinéma. Ce n’est pas la même chose que de simplement capter pour une retransmission en direct. Là, il faut faire des images qui vont me plaire, c’est-à-dire, qui vont être dans un film pour le cinéma, un film pour les festivals. Ce n’est pas la même histoire pour un opérateur. Évidemment, on parlait après chaque corrida, on étudiait un petit peu, on analysait les images, on voyait où il y avait la vraie puissance visuelle, cinématographique, pour essayer de la récupérer dans les prochaines corridas. Mais, c’est tellement imprévisible ce qu’il se passe qu’on ne pouvait pas préparer. On ignorait où allait se dérouler la corrida, dans quel angle, si c’est à côté, si c’est loin, près d’une caméra, près d’une autre. Alors, chaque opérateur devait vraiment être prêt, avec l’ouverture mentale, pour tout inventer, pour tout faire, pour profiter de n’importe quelle petite ouverture, d’un petit angle de caméra, pour trouver quelque chose. Et là, c’était évidemment une attitude très différente. Il y avait la difficulté de trouver des opérateurs qui soient très expérimentés, déjà, pour les points, du point de vue strictement technique, et du point de vue créatif, de savoir inventer des images en gardant l’effectivité des techniques. C’est très compliqué, mais évidemment, les images qu’on a faites à la dernière corrida n’ont rien à voir avec les images qu’on avait faites à la première. Il y a une progression, un écart très fort. C’était un peu le mérite de chaque opérateur, parce que, moi, je ne pouvais rien faire. Je n’étais même pas à côté d’une caméra, parfois.
Comme avec tous mes films précédents, j’ai mon obsession : que l’opérateur caméra - parce que je travaille toujours avec trois caméras, dans tous mes films - ait toujours cette autonomie de vraiment choisir l’image qu’il veut capter. Il y a l’écran devant lui, mais il faut parfois, de temps en temps, regarder, oublier l’écran, parce que sinon, on peut rentrer dans une hypnose de l’image, une espèce d’addiction. Il faut lever la tête, regarder ce qui se passe là, avec les yeux qui regardent tout, et essayer de voir où l’action ira, peut-être bouger. Si on se concentre sur l’écran, on peut perdre beaucoup de choses, parce qu’il n’y a pas de perspective. Cela crée une tension, car si on est tout le temps en train de regarder, on ne fait pas de pari. Chaque plan, c’est un pari, et surtout quand on ne peut pas le répéter, comme là, on ne pouvait pas retourner en arrière. Par exemple, lorsque le toréador est blessé, sa blessure la plus forte, lors de la corrida la plus intense, par hasard, il y a une caméra qui l’a capté. Ça c’est imprévisible, les autres caméras, elles, n’ont rien capté, et par hasard, celle qui l’a saisi l’a très bien fait, mais c’est un hasard. On ne sait jamais ce qui va arriver. C’était ça le défi.
J.C. : Nous allons tous recevoir le film différemment. Par exemple, on peut voir, dans Tardes de Soledad le détournement d’une mise en scène viriliste. Il ne semble pas y avoir de glorification. Aviez-vous un angle particulier pour aborder la tauromachie ?
A.S. : Comme on n’évite pas la violence, elle est très, très, forte, ça donne des arguments objectifs à ceux qui sont contre la corrida. C’est pour ça que le film reste dans une honnêteté totale. On s’est limité à équilibrer tous les éléments qui ont été imprimés dans les images, soit la violence, l’engagement des toréros, le côté spirituel, le côté humain, l’humour, l’ironie, le grotesque parfois, le plastique évidemment, le baroque. On a essayé de garder cet équilibre qui rentre dans le film dans la proportion, dans l’harmonie, dans la mesure où vraiment, on voyait que c’était dans la corrida, et en même temps à partir d’ici, il y a l’arbitraire, le mien. Ma volonté, c’est de faire le meilleur film possible, avec des choix très importants, soit de montage, soit des choix de plans, qui ont un sens un peu plus mystérieux, ou des moments anti-climax. Ce que je préfère dans les films ce sont des détails et des moments que personne ne repère, ne remarque, là où j’ai mis des détails et des choses que j’aime bien. Ce sont probablement les moments les moins visuels, les moins impressionnants, mais ce sont des sensations qui étaient déjà dans mes films précédents et qui, là, sont développées d’une autre façon. J’aime cet arbitraire parce que c’est dans celui-ci que je trouve la qualité du film.
J.C. : Qu’a pensé Andrés Roca Rey, le toréador dont vous faites le portrait ? Il y a des séquences tellement burlesques, on pense à celle de la préparation à l’hôtel, comme tous ses petits gestes, ses moues, ses parades très codifiées. Il y a une certaine part d’ironie dans Tardes de Soledad…
A.S. : Il n’a pas aimé le film. Il n’a pas vu la version définitive, presque cette version mais sans son, ce qui est toujours très difficile pour un spectateur de voir un film dans lequel le son n’est pas fini. Il se plaignait de beaucoup de choses, de la violence, il trouvait qu’il y avait un excès. À ses yeux, il manquait de triomphe, parce que lui, le numéro un, on ne voit pas assez son triomphe dans le film. Des questions narratives, des détails le gênaient, il y en a certains qu’il a suggérés et que j’ai changé mais très peu. Mais pour les grandes questions qui le dérangeaient, je n’ai rien touché. Et comme il voyait que je ne voulais rien changer, il a parlé de trahison. Il a dit : "Moi je vous ai donné accès à tout, avec toute ma générosité, à des choses que même mes parents, personne, n’a jamais vu et finalement vous m’avez trahi".
Évidemment, j’étais triste de tout ça mais bon, c’était une question complexe. Qu’est-ce que je vais faire ? Je ne vais pas faire un film pur, simplement pour lui plaire. C’est absurde. Finalement, je me suis consolé en pensant qu’il m’a donné sa générosité et que moi je lui ai rendu le meilleur film possible du point de vue artistique. Dans le long terme, je pense que ça va durer plus que cette petite idée. Il ne regardait pas les films comme un film, il se regardait lui-même et des choses liées à son image. Le triomphe, la violence qui pourrait potentiellement créer des critiques envers la tauromachie, ce qui peut être préjudiciable pour la discipline comme pour lui-même. Des paranoïas liées à son image, enfin plutôt ce sont des inquiétudes réelles et cohérentes, mais ça n’a rien à voir avec faire un bon film ou un mauvais film. J’ai essayé de faire le meilleur film possible et je pense que c’est tellement bien fait que, dans l’histoire du cinéma, il n’y aura pas un autre qui pourra le faire à ce niveau-là. En plus, peut-être que la corrida va disparaître. C’était la dernière chance qu’on avait peut-être.
J.C. : Quels sont vos prochains projets, vous travaillez sur une nouvelle fiction ?
A.S. : Sur la Russie, c’est bien non ? Avec des acteurs américains et des acteurs russes.
Propos recueillis par Lou Leoty
Jeune Cinéma en ligne directe
* Cf. aussi "Tardes de soledad", Jeune Cinéma n°434-435, mars 2025.
Tardes de soledad. Réal, sc : Albert Serra ; ph : Artur Tort ; mont : A.S., Artur Tort & Nicolas Criqui ; mu : Ferran Font & Marc Verdaguer ; cost : Pau Aulí. Avec Andrés Roca Rey, Roberto Domínguez, Francisco Manuel Durán, Antonio Gutiérrez, Francisco Gómez, Manuel Lara (Espagne-France-Portugal, 2024, 125 mn). Documentaire.