par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection du Festival international du film de Gijón 2024
Sortie le mercredi 26 mars 2025
Juho Kuosmanen est un metteur en scène finlandais, né à Kokkola en 1979, auteur de plusieurs courts métrages distingués à Cannes et à Locarno. Son premier long métrage est Olli Mäki (2016), suivi de Compartiment n°6 (2021) (1). Avec Les Contes de Kokkola, il renoue avec le genre bref, qu’il privilégiait à ses débuts. L’œuvre se compose de trois films réalisés à des dates différentes, interprétés par des acteurs soit professionnels, soit choisis pour leur physique, que l’on peut retrouver ou non d’un épisode à l’autre. Cette trilogie est en noir et blanc, muette mais sonorisée. Juho Kuosmanen a travaillé avec un orchestre de six musiciens, quatre femmes et deux hommes, le Ykspihlajan Kino-Orkesteri, qui avait déjà fait la bande-son de Olli Mäki.
Le Vagabond Romolo Mattila et la jolie femme date de 2012.
En ouverture, la caméra montre la mer, puis un vieil homme tirant un chariot chargé de bûches. Il rentre chez lui, suivi de son chien. Il regarde les branches des arbres qui se balancent au-dessus de lui, avant de rentrer et de se coucher auprès du feu. Le lendemain, une voiture s’arrête devant sa maison. En sortent trois hommes qui s’avèrent être des fonctionnaires municipaux. Le plus gradé d’entre eux, qu’un acolyte ne cesse d’abriter sous son parapluie, toque et montre à Mattila un papier. Carton. "Cette maison est insalubre. Il faut la détruire". "Vendons tout et allons en Suède", dit Mattila à son chien. Il empile quelques pauvres objets sur le chariot et va son chemin.
En réalité, les choses ne se sont pas passées ainsi. Le protagoniste, Mattila lui-même, a engagé une résistance sans merci contre la mairie pour obtenir le droit de rester chez lui jusqu’à sa mort. Dans le film, il cède à la loi du plus fort. Une femme accepte de lui acheter une bricole mais réalise un échange tout à son avantage. Puis les choses vont de mal en pis. Les rideaux se ferment sur son passage, les dames du quartier se téléphonent pour se mettre en garde contre "l’étranger". Un homme ouvre sa porte et le met en joue. Au café du village, Mattila commande une bière. Méfiant tout d’abord, mais bon bougre, le garçon va faire la quête, comme à l’église. L’estaminet se révèle plus hospitalier que la sacro-sainte propriété privée. Arrivent les musiciens : deux guitares, une contrebasse, un accordéon, une batterie, une trompette. Et une artiste, célèbre en Finlande, Outi Airola, qui chante une romance évoquant "le refuge dans la forêt". Elle n’est plus toute jeune, mais toujours séduisante, passionnée et très émouvante. Elle était prête à disputer à Mattila l’argent de la collecte.
On revoit le "vagabond", assis au bord de la mer, un bâton plongé dans l’eau. Et la chanteuse qui s’approche de lui. Elle lui demande si "ça mord". Il lui explique qu’il s’agit d’un stratagème. Puis fouille dans sa poche et lui offre une bague, celle-là même qu’elle avait donnée au café, en guise de pièce de monnaie. Elle sourit et la lance à la mer. Le film est un récit empreint de mélancolie, mais qui reste léger. Le drame affleure : l’effet de répétition vient le modérer. On ressent l’influence de Aki Kaurismäki et Le Vagabond Romolo Mattila et la jolie femme pourrait s’inscrire dans sa "Trilogie des perdants". Seppo Mattila prête à son personnage sa profondeur et sa dignité.
La genèse de Bouilleurs de cru clandestins est tout à fait différente. Juho Kuosmanen ne part pas d’un fait réel, mais d’un film qui a été perdu, la première fiction jamais réalisée en Finlande, Salavinanpolttajat (1907). Ce remake singulier est une œuvre de commande, suggérée par l’organisateur du festival Loud Silents, Otto Kylmälä. Le style de Juho Kuosmanen s’affirme. L’humour également. On se moque de l’autorité. Le rythme est soutenu, le jeu des acteurs légèrement exagéré. Le film revendique l’esprit des burlesques américains ainsi que l’atmosphère hobo, l’errance propre à la Grande Dépression. Beggars of Life (1928) est cité, sur le mode ironique.
Tout commence par une scène d’enterrement sur une marche funèbre. Le défunt n’est autre que Mattila, ses deux héritiers, une petite grosse bien décidée et un grand maigre quelque peu distrait, reçoivent en partage qui la charrette qui un cochon. Ils savent y faire. Ils se mettent en quête de pommes de terre et procèdent, au clair de lune, à une distillation sommaire. Les chalands affluent. Un personnage interprété par le comédien Tomi Alatalo, très expressif, - qui avait déjà joué dans Compartiment n°6 -, guigne les billets qu’ils empochent et leur propose une partie de cartes. Il a bien sûr tous les as dans sa manche.
S’ensuit un pugilat, le tricheur glisse sur la neige et se redresse. Nouvelle course-poursuite. L’aigrefin tombe sur deux gendarmes au détour d’une rue et dénonce le frère et la sœur. Un constat est établi : "Distillation illégale, attitude débraillée et suspecte". À la scène suivante, les contrevenants se retrouvent sous bonne escorte, et le frère affligé d’un boulet de forçat. Le plus costaud des gendarmes reluque le cochon : "On va le mettre au four". C’est la phrase de trop : le futur galérien, d’un geste brusque, fait tomber un gendarme, puis l’autre. Le film s’achève par la culbute de la maréchaussée sur le verglas.
Les sources d’inspiration de Visite à une autre planète (2023) sont à chercher à l’origine même du 7e Art. Dans Le Voyage dans la lune de Georges Méliès (1902), dans la fantaisie de science-fiction Aelita de Iakov Protazanov (1924), ou dans Die Frau im Mond de Fritz Lang (1928). Le film s’ouvre sur une vue du ciel étoilé. Au premier plan, un phare sur un confetti d’île. Marlanda, en qui nous retrouvons la bouilleuse de cru (Jaana Paananen), y officie comme gardienne.
Elle vit avec son frère cadet Maximilian (Aku-Peterri), le flic baraqué du film précédent, qui a ici tout du bon géant. Leur chien Bulla a disparu, ils l’appellent dans "une nuit plus noire que l’hiver". Suit une scène d’enterrement dans la neige. "Pourquoi tout finit systématiquement par mourir ?". Et d’envisager les fins dernières sans se poser de questions métaphysiques. "Peut-être nous retrouverons-nous dans une planète lointaine, à jouer aux échecs et boire des cocktails au son d’une musique merveilleuse ?"
Les rôles de genre sont clairement distribués : Marlanda écoute les messages-radio et veille à la rotation de la lumière. Son frère joue de la guitare et de la balalaïka. On aperçoit un train électrique. Et une photo de Bulla. Un trio leur rend visite. Ce ne sont pas des fonctionnaires patibulaires mais trois jeunes gens. Une mignonne aux longs cheveux leur remet un document.
"Plus personne n’a besoin de lumière, tout le monde a un GPS". Les messagers des temps nouveaux placent la lampe dans un cercueil transparent, comme celui de la "Belle au bois dormant". Et, pris en contre-plongée, descendent les marches de l’escalier à vis. Les images se superposent, Maximilian a la vue qui se brouille et il s’effondre, foudroyé par une crise cardiaque.
Marlanda marque la tombe de son frère d’une fleur.
Puis elle inscrit à la craie des calculs sans fin sur un tableau noir, et construit, comme s’il s’agissait d’une maquette, un vaisseau spatial en bois qu’elle nomme Kosmos. Elle revêt, à l’image des pionnières de l’aviation soviétique, une veste, un casque en cuir et de grosses lunettes. Son voyage intersidéral évoque les films d’animation.
Son alunissage est illustré d’onomatopées de bandes-dessinées qui prennent tout l’écran : Smash ! Splash ! Krak ! Il serait dommage de dévoiler le happy end.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
1. "Olli Mäki", Jeune Cinéma n°374, été 2016 ; "Compartiment n°6", Jeune Cinéma n°410-411, automne 2021.
Les Contes de Kokkola, une trilogie finlandaise (Silent Trilogy). Réal, sc : Juho Kuosmanen ; ph : J-P Passi ; mont : J.K. & Jussi Rautaniemi ; mu : Laura Airola, Oona Airola & Miika Snåre. Int : Juha Hurme, Seppo Mattila, Jaana Paananen, Aku-Petteri Pahkamäki (Finlande, 2024, 61 mn).