par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°215, mai 1992
Sélection officielle En compétition du Festival de Cannes 1992
Prix de la mise en scène et Prix d’interprétation pour Tim Robbins
Sortie le mercredi 13 mai 1992
Un milieu de fous, de folles méthodes... Les lois de la psychologie, du bon sens, de l’économie, de la morale, de la vraisemblance n’existent pas. Semble juste ce qui, photographié une première fois, est "bien passé", semble bon ce qui grossit tel cachet, la devinette, le puzzle, la fanfaronnade...
Bertolt Brecht, Journal, 2 décembre 1941.
Bien forte est l’attirance qui s’exerce sur le spectateur virtuel de The Player. Le retour de Robert Altman, après les années maigres et ses films de chambre ; le sujet dont on sait qu’il est une charge contre Hollywood ; la rumeur qui révèle la présence d’une soixantaine de stars, prêtes à soutenir par sympathie pour le sujet son entreprise ; l’afflux des images altmaniennes un peu magiques qu’on gardait au cœur depuis trente ans : un corps dans une piscine, une femme en proie à des hallucinations, un meurtre-fantasme, des fresques éclatantes, un ton vengeur et de la beauté pour le plaisir. The Player nous rend le grand Robert Altman.
Pendant une conférence qui a dû prendre les allures d’un manifeste politique, il avait fustigé la démagogie des films actuels. À une journaliste qui admirait ses plans chargés de sens, il répondit : "J’aime être dense et donner à chacun ce qu’il peut aimer, et je construis mes plans en plusieurs couches superposées". Or ce film dense, où s’organise, autour d’un crime laissé impuni, un tableau dévastateur du système hollywoodien et de ses servants, ce film est d’abord un fabuleux spectacle, intelligent, dynamique, coloré et beau. Du cinéma comme on l’aime et qui nourrit et régénère. Un film à revoir sitôt l’arrêt du déroulant final parce que sa manière de vous rouler dans d’énormes vagues vous éblouit et vous laisse un peu étourdi sur le rivage.
Un film à désespérer le critique engoncé dans l’espace dévolu à la recension d’un film. La tentation est irrésistible de décrire le film séquence après séquence, - surtout ce plan initial avec ses résonnances wellesiennes, ce plan d’ouverture qui annonce les thèmes et, partant d’un plan fixe, s’éloigne, s’élève et filme de haut pour... et voici là qu’une réplique ironique épingle le cinéphile de la fiction qui s’extasie sur un rythme wellesien, etc., et le critique est pris au lasso du jeu de massacre qui renvoie dos à dos producteurs et hommes d’argent, subalternes et petits chefs, scénaristes et créateurs, public et critiques.
Pas de personnages positifs donc et pourtant... Un tout petit personnage, une fille au rôle incertain, quelque chose comme un troisième assistant sort en courant (le fameux plan initial) porter dieu sait quel dossier. La caméra l’a vite quittée pour accueillir un personnage de plus grosse importance mais nous la retrouvons à la fin, désespérée et pleurant. Son ami l’a jetée, son chef l’a virée. Elle était de ces maladroits qui répondent au téléphone que la patron est en retard (il faut toujours dire "en réunion"). Elle est capable d’arracher des droits d’auteurs à Thomas Wolfe, de s’enthousiasmer pour un scénario courageux, comme de s’indigner quand on le châtre. Pour ce minuscule personnage à la Frank Capra, vomi par le système mais resté intègre, on résiste à ce mépris tous azimuts que pourrait susciter le film et qui confondant toutes les saloperies en conclurait à l’ignominie non résistible de l’humanité.
Le film de Robert Altman fait penser aux imprécations de Fritz Kortner (1), grand acteur shakespearien que refusait d’engager Hollywood et qui injuriait de manière inspirée tous les exilés hollywoodiens "avec leur billet de cinq dollars dans la gueule". Première cible, les écrivains plus maltraités que les décideurs. Résistons une nouvelle fois à dévoiler toutes les "idées" à cinq dollars dont l’exposé scande le film. Comme le dit Robert Altman, personne ne lit un scénario, parce que personne ne sait lire, même un cours de lecture rapide serait inutile. On propose donc son "idée", on mime un premier plan, on détaille une réplique, on nomme Julia Roberts, on "remake" sans cesse, ce qui a plu, plaira. Mais les écrivains sont légions et les petits chefs plus rares et faciles à détester, d’où la justesse du suspense policier. Chacun pourrait être le rigolo sanglant qui menace le protagoniste, cet écrivain éconduit qui cherche vengeance. D’où le meurtre et son erreur : le protagoniste tue "the wrong man" et du coup la spirale devient perverse, à la menace initiale s’enlace le chantage.
On respire à ce crime violent, rapide, non prémédité et qui échappe aux calculs d’argent. Un tout petit reste d’humanité se flaire dans ce crime et confère à ce grand concombre de Tim Robbins (On ne sait plus qui a trouvé cette qualification) une certaine sympathie. Même bouffée d’oxygène dans la séquence amoureuse où l’assassin désemparé vient déclarer son désir et sa fragilité à l’amie de l’assassiné. Moments brefs, vite oubliés. Reprend le combat entre écrivains et producteurs et les tactiques de trappeurs en forêt pour éliminer les concurrents. Autour des intrigues : le parterre fleuri et souriant des acteurs saisis dans une party, un gala, un resto où on fait des rencontres... Fleurs ou potiches, ils sont là pour la montre, répondre d’un hochement incertain à un "Salut Angelica". On les retrouve complices d’un massacre culturel quand Julia Roberts cautionne une cornichonnerie à "happy end", s’arrache à la chambre à gaz comme l’orpheline de David Wark Griffith à la guillotine et profère en baisant une banalité finale. Un seul tout de même, tel la petite assistante virée, refuse le jeu social, Malcolm Mc Dowell - ex-rebelle de If (2) qui engueule le producteur mielleux.
Ce réquisitoire est construit par un maître architecte. Robert Altman alterne les grands plans séquences comme la party ou le restaurant, et les plans rapprochés. Dans les premiers domine, disons pour simplifier, le "style Nashville". La caméra déchaînée passe de l’un à l’autre, la bande sonore capte des bribes de dialogues, on reçoit une impression d’ensemble. Incapable de percevoir un sens, on n’est sensible qu’aux "postures", celles de ceux qui quémandent, espionnent, paradent, octroient, repoussent... ceux-là sont tempérés par d’autres plans statiques, plus forts et concentrés. Un peu comme au théâtre dont Robert Altman, en période de vaches maigres, a assimilé les techniques. La caméra s’immobilise, se fait oublier. On entend les duels oraux, on voit la bêtise au travail et des acteurs inconnus s’ébrouent. On pense à ces deux pieds nickelés qui exposent avec trépignements et agitation de queue leur projet de film "authentique, sans stars ni happy end"... les mêmes qu’on revoit, au final, applaudir leur œuvre défigurée sans jamais soupçonner qu’ils n’étaient que des pions dans une partie jouée ailleurs. Plus encore que les plans séquences à la beauté éphémère, on peut goûter ces moments de repos. L’artiste semble parfois en proie à une tentation de beauté. Ces moments, toujours cadrés à l’intérieur de l’écran, à la japonaise et où la forme semble dépasser le sens. Greta Scacchi dans sa bulle lumineuse, sa cage de verre enfouie dans la nuit, épiée par Tim Robbins et ce dialogue au téléphone où la fille est vue téléphonant. Tout ce qui dans le film se rapporte à ce personnage abominable de fille séduite - sorte de Reine Gertrude qui attire son assassin devant la couche encore chaude du conjoint assassiné - est beau, frais, coloré, transparent, aérien. On peut imaginer que Robert Altman, en créant cette beauté immorale la montre et la démystifie. Cela paraît mieux au final lorsque le ventre bombé de la jeune épousée triomphe dans le halo des fleurs, des organdis virginaux, des luisances de la belle cylindrée. On pense à William Faulkner et à sa vierge violée de Sanctuaire (3), retrouvant sourire aux lèvres les fastes innocents d’un mariage bourgeois.
Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°215, mai 1992
* Cf aussi "Conférence de presse de Robert Altman à Cannes", Jeune Cinéma n°215, mai 1992.
1. Fritz Kortner (1892-1970), acteur allemand, contraint de fuir l’Allemagne après l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, a trouvé refuge aux États-Unis, où il travaille comme acteur au cinéma, tout en écrivant et en montant des pièces pour le théâtre. Il reviendra en Allemagne en 1949 et s’y imposera comme metteur en scène.
2. "If", Jeune Cinéma n°39, mai 1969.
3. William Faulkner, Sanctuary, New York, Jonathan Cape & Harrison Smith, 1931. Sanctuaire, traduction de René N. Raimbault & Henri Delgove, préface de André Malraux, Paris, Gallimard, 1933.
The Player. Réal : Robert Altman ; sc : Michael Tolkin d’après son roman ; ph : Jean Lepine ; mont : Géraldine Peroni ; mu : Thomas Newman. Int : Tim Robbins, Greta Scacchi, Peter Gallagher, Vincent d’Onofrio, Fred Ward, Sydney Pollack, Whoopi Goldberg, et aussi, dans leurs propres rôles, Harry Belafonte, Cher, James Coburn, John Cusack, Peter Falk, Jeff Goldblum, Elliott Gould, Anjelica Huston, Jack Lemmon, Andie MacDowell, Malcolm McDowell, Nick Nolte, Julia Roberts, Susan Sarandon, Rod Steiger, Robert Wagner, Bruce Willis... (USA, 1992, 124 mn).