L’adaptation du livre de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, La Chambre de Mariana, achève la trilogie cinématographique familiale de Emmanuel Finkiel, commencée avec Voyages (1999), et poursuivie avec La Douleur (2017) (1). Aharon Appelfeld, orphelin, échappé à l’âge de 10 ans des camps d’extermination, vécut trois années dans les forêts d’Ukraine. Face à la multiplication des images mentales, récurrentes et obsédantes de ce drame qu’il vécut enfant, il a eu recours, pour survivre, à l’écriture. L’adaptation de Tsili en 2015 par Amos Gitaï relatait sa propre histoire, à travers le personnage d’une jeune fille juive qui survit dans les forêts de Bucovine.
La Chambre de Mariana, le livre, comme son adaptation, se déroule à huis clos, dans la chambre d’un bordel et dans un placard où se cache Hugo, un enfant de 12 ans, confié par sa mère juive, contrainte à la fuite, à son amie d’enfance Mariana, devenue prostituée. Derrière les carreaux de la fenêtre, comme un écran du présent, c’est la guerre et les rafles. La chambre où se déroule l’histoire est le lieu de l’intimité de cette femme, mais aussi un lieu social visité quotidiennement par les Allemands. Le placard, à l’inverse, est le refuge d’Hugo, il y fait sombre et le silence y règne.
Entre ces deux protagonistes se développe, sans paroles, une relation inhabituelle, tissée par le regard. Celui, maternel, de Mariana qui ne se doute de rien et celui, indiscret et curieux, de Hugo, fixé continuellement dans les interstices de la porte. L’échange affectif ne cesse de grandir et de se transformer au fil de l’histoire, pour Mariana en offrande charnelle à l’enfant, pour Hugo en éblouissement sensuel et vital. Il est possible d’imaginer que cette situation singulière, audacieuse et provocatrice, ait traversé les mois de survie de Aharon / Hugo, lui offrant dans le chaos de la guerre un nouveau désir d’exister qui, de façon tragique, l’avait quitté. L’éloignement ou pire, la disparition, de sa mère en serait une des raisons.
Le jeu de Mélanie Thierry est bouleversant de grâce, de générosité et de lumière ; qui plus est, le timbre de sa voix grave sied parfaitement à la langue ukrainienne qu’elle parle avec aisance. En revanche et c’est dommage, Hugo, dans son mutisme, affiche une moue invariablement figée et manque d’expression. La chambre de Mariana, fermée sur le monde, devient progressivement un lieu opaque et sourd, dans lequel les deux personnages essaient de vivre, incarnant l’absurdité et le malheur de la guerre. Ainsi parfois, le surgissement soudain de la mère de Hugo renouvelle plus encore le choc de la séparation. De ce cinéma où rien ne ressemble à la vie réelle, littéralement hanté par la mort et séparé du monde, se dégage une rare intensité due à ces deux êtres égarés et perdus ensemble dans un même destin.
Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°436, mai 2025
1. "La Douleur", Jeune Cinéma n°384, décembre 2017.
La Chambre de Mariana. Réal, sc : Emmanuel Finkiel, d’après le roman de Aharon Appelfeld paru en 2006 ; ph : Alexis Kavyrchine ; mont : Anne Weil, déc : Yvett Rotscheid ; cost : Gaëtane Paulus . Int : Mélanie Thierry, Artem Kyryk, Julia Goldberg, Yona Rozenkier (France-Belgique, 2024, 131 mn).