On le savait depuis longtemps, nulle demeure n’est inviolable, y compris l’ultime. Dans son dernier film, écrit après le décès de sa femme, David Cronenberg prolonge le thème traditionnel de l’amour jusque dans la mort autant que celui de la profanation et imagine le personnage de l’homme d’affaires, dénommé Karsh (Vincent Cassel), probable double du réalisateur canadien, qui, après son inexhaustible veuvage, invente un système, le GraveTech, permettant aux vivants de se connecter à leurs morts, gisant dans la sépulture.

Des linceuls digitaux permettent ainsi aux survivants de voir les corps se décomposer dans leur tombe. Jusqu’à ce que les sépultures du domaine de Karsh soient vandalisées par des inconnus, et que certaines dépouilles, subissant les derniers (?) outrages, ne deviennent le support de manipulations numériques probablement accomplies par des Russes ou des Chinois… Le caractère échevelé de cette fiction proliférante, qui en vient à faire songer aux métastases censées ronger le corps de Becca (Diane Kruger, qui incarne à la fois la femme disparue de Karsh et sa sœur, désirée par Vincent Cassel) aurait pu donner lieu à un tour de piste supplémentaire de l’auteur de Crash (1996) (1), toujours prompt à proposer de nouvelles mutations du désir, par court-circuitage ou détour, et qui reviennent ici lors d’une scène de triolisme virtuel entre Vincent Cassel et Diane Kruger, toute droit sortie de Dead Ringers (2).

Malheureusement, comme pour le précédent film de David Cronenberg, - Crimes of the future (3), la surabondance de scènes d’exposition et d’explication (qui, il est vrai, n’expliquent rien), au détriment du traitement plastique, est à peine éclipsée par la vertu prêtée par ailleurs au langage : ce sont les différentes hypothèses exposées par Karsh qui excitent sexuellement l’imagination de Becca. De sorte que l’alliance de l’abstrait et du charnel peine ici à s’épanouir pleinement.

Patrick Saffar
Jeune Cinéma n°430, été 2024

1. "Crash I", ; "Crash" II, Jeune Cinéma n°239, septembre-octobre 1996.

2. Dead Ringers (Faux-semblants) de David Cronenberg (1988).

3. "Crimes of the future" Jeune Cinéma n°416, été 2022.

Les Linceuls (The Shrouds). Réal, sc : David Cronenberg ; ph : Douglas Koch ; mont : Christopher Donaldson ; mu : Howard Shore ; déc : Carol Spier ; cost : Anne Dixon. Int : Sandrine Holt, Vincent Cassel, Diane Kruger, Guy Pearce (France-Canada, 2024, 116 mn).