par Gérard Camy
Jeune Cinéma n°156, janvier 1984
Sélection officielle au Forum de la Berlinale 1983
Sorties les mercredis 19 octobre 1983 et 7 mai 2025
Ruth, une femme totalement prise en charge par un mari protecteur, obsédée par le suicide de son frère, dévorée par une mère autoritaire, considérée comme pratiquement folle par son entourage, se libère progressivement de cette emprise sociale étouffante grâce à l’amitié désintéressée d’Olga, rencontrée pendant des vacances. Celle-ci est une femme libre et épanouie. Professeur dans une faculté, elle vit avec un amant, pianiste russe désœuvré, et joue le rôle de confidente auprès de son mari, metteur en scène de théâtre, dont elle est séparée. Les deux hommes sont assez faibles et falots, essaient en vain de "réussir" et cherchent auprès d’elle réconfort et énergie.
Olga fait découvrir à Ruth ses propres inhibitions et la soustrait à l’ombre de son mari. L’itinéraire de ces deux femmes se déroule tout entier entre les deux séquences provençales. La première nous fait connaître Ruth et appréhender son mal de vivre que certains appellent névrose. La deuxième nous permet de voir le chemin parcouru par Ruth avec l’aide d’Olga mais aussi la volonté possessive des hommes qui aboutit à la réaction violente des trois femmes présentes.
Entre ces deux moments, des temps forts positifs, liés à l’amitié d’Olga (la fête impromptue lors de l’annonce de l’exposition, le voyage en Égypte), et négatifs liés à la jalousie du mari (l’annulation de l’exposition, le suicide manqué de Ruth) structurent habilement un récit dont la dramatisation croissante trouve la plénitude de son expression dans la séquence-pivot de la nuit du Nouvel An. La névrose de Ruth n’était qu’un mal de vivre anéanti par le rayonnement d’Olga. En robe rouge, Ruth apparait épanouie, radieuse au côté d’Olga qui chante pour elle et Alexeï "M’aimeras-tu demain ?" Face à ces trois personnages réunis autour d’un piano, les membres de la famille scrutent, épient, prêts à écraser un équilibre fragile, une amitié sans normes. Hors de cette structure, prolongement obligatoire et tragique, la séquence finale atteint une puissance émotionnelle certaine. Le noir et blanc qui correspond, tout au long du film, aux rêves de Ruth prend brutalement ici allure de réalité.
Après son très réussi Les Années de plomb, (1), Margarethe von Trotta traite, dans L’Amie, des rapports entre hommes et femmes, de la condition des femmes aujourd’hui. En filmant la relation privilégiée des deux femmes, elle nous explique qu’aucun épanouissement n’est possible dans le mariage, car l’un cache l’autre, l’un empêche l’autre de s’exprimer. Elle centre son film sur les couples Ruth / Olga et Ruth / son mari. Le couple Olga / Alexeï n’est montré qu’en de rares occasions.
Olga, intelligente et désintéressée, disponible et maîtresse de ses actes, semble à l’aise dans sa vie affective. Et la surprise sera totale lorsqu’au retour de Provence, meurtrie et affaiblie, elle apprend qu’Alexeï l’a quittée. Elle découvre la tromperie, la mesquinerie, l’égoïsme sous son propre toit, et seul son fils peut lui apporter le réconfort dont elle a tout à coup besoin. Mais une volonté un peu trop démonstrative d’expliquer les cohérences et les incohérences de la position des femmes face aux hommes fait basculer le film dans un militantisme parfois pesant. Le mélange des situations, le continuel jeu de l’attraction / répulsion, le souci de soulever un maximum de questions et d’y répondre (conflit homme / femme, lutte du faible contre le fort, épanouissement par l’amitié généreuse, le carcan de l’amour conjugal) sont des éléments qui ajoutent au didactisme du propos, déjà bien souligné par le traitement formel.
Les personnages très typés, les cadrages très statiques dans lesquels les acteurs semblent parfois avoir du mal à se situer, les costumes (Ruth en noir, Olga très élégante), et les éclairages (surexposition brutale du fond pour Ruth, lumière douce pour Olga, avec conjonction à la fin), hypercodés, balisent une réflexion orientée et interdisent toute "erreur" d’interprétation. Et les séquences des cours d’Olga à ses étudiants sur des femmes qui tentèrent de se libérer au cours des siècles, qui devraient ponctuer la démarche explicite du film, s’avèrent ennuyeuses sinon franchement insupportables. Plus intéressante est la séquence du voyage en Égypte. Margarethe von Trotta y introduit un certain nombre d’idées sur le combat des femmes, qu’elle ne développe pas (les contraintes socio-culturelles, le fossé des modes de vie, la volonté qu’ont les femmes de se retrouver, leurs sensibilités communes et secrètes). Elle préfère nous laisser des impressions fugitives, les seules appréhendées dans un voyage si court.
Malgré imperfections et lourdeurs, L’Amie reste un film d’une indéniable qualité, très utile et servi par une actrice, Hanna Schygulla, dont le jeu tout en nuances est admirable.
Gérard Camy
Jeune Cinéma n°156, janvier 1984
1. "Les Années de plomb", Jeune Cinéma n°138, novembre 1981.
L’Amie (Heller Wahn). Réal, sc : Margarethe von Trotta ; ph : Michael Ballhaus ; mont : Dagmar Hirtz ; mu : Nicolas Economou ; déc : Jürgen Henze & Werner Mink ; cost : Monika Hasse. Int : Hanna Schygulla, Angela Winkler, Peter Striebeck, Christine Fersen, Franz Buchrieser, Wladimir Yordanoff (RFA-France, 1983, 105 mn).