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Grand Chantage (le) (1957)
de Alexander Mackendrick
publié le dimanche 28 juin 2015

par Vincent Dupré
Jeune Cinéma en ligne directe

La Rochelle 2015

"I’d hate to take a bite outta you. You’re a cookie full of arsenic".
C’est l’une des répliques brutales et brillantes dont Le Grand Chantage (1) est rempli.

Film noir singulier, sans coup de feu ni femme fatale.
La mafia auscultée n’est pas celle des criminels mégalos et des combinards pathétiques, mais celle des esprits influents et des gens de pouvoir. Plus civilisés, en apparence ; en vérité tout aussi sauvages et pervers.

Haute pègre, haute société : même cynisme.
Mackendrick filme un gotha où les mots remplacent les armes : c’est le règne de la dialectique éristique, des épigrammes assassines, des métaphores meurtrières.
Les crapules y sont des poètes machiavéliques, transformant le verbe en vitriol. Le langage y est létal, littéralement.
Et les purs, pour lutter, doivent apprendre à le manier, c’est-à-dire à le manipuler. Pour tromper à leur tour. Mensonge contre mensonge, calomnie contre calomnie. Légitime défense.

Le décor du Grand chantage : rien de moins qu’une jungle de béton et de verre.
Ses personnages : une faune mondaine faite de fauves et de brebis. Tout un bestiaire, que désigne d’ailleurs des dialogues truffés d’images animalières.

Voyez l’éditorialiste J.J. Hunsecker (Burt Lancaster), despote omniscient aux airs de grand lynx : des yeux qui voient tout derrière d’épaisses lunettes - sauf l’inclination incestueuse qui le lie à sa petite sœur ; voyez l’attaché de presse Sidney Falco (Tony Curtis), ses cheveux gominés et son sourire carnassier : moitié playboy, moitié loup affamé ; voyez cette vendeuse de cigarettes (Barbara Nichols), moulée dans sa guêpière : moins qu’une pin-up, une proie condamnée à nourrir l’arrivisme des autres.

Il y a du Tex Avery dans cette façon de typer, en quelques traits et attributs expressifs, les personnages. Un sens imparable du détail, du geste, de la posture, de l’efficacité visuelle en somme, que Mackendrick a conservé de sa formation de dessinateur et de publicitaire.

Le Grand chantage est ce cartoon cauchemardesque qui, tout en faisant l’économie de ses codes traditionnels, vient conclure le film noir - du moins dans sa tendance hobbesienne.

Car le versant romantique, lui, a été liquidé sans retenue : L’Enfer de la corruption, Les Forbans de la nuit, Règlement de comptes, Association criminelle ont imposé un traitement clinique de la violence, un climat paranoïaque et la vision nihiliste d’un monde comme retourné à l’état de nature.
Le Grand chantage est la leçon de ténèbres ultime du genre, en même temps que la préfiguration des récits panoptiques qui se répandront dans le cinéma américain des années soixante-dix.

C’est, enfin, un fulgurant film d’auteur, conçu dans le cafouillis d’une guerre d’egos.

On imagine le malicieux Mackendrick, tel la Mrs. Wilberforce de Tueurs de dames, laisser Burt Lancaster (également producteur), Ernest Lehman (qui souhaitait réaliser le film) et Clifford Odets s’épuiser dans leurs querelles pour imposer, en douceur, son point de vue.
Les tensions, ainsi canalisées, ont alimenté le tournage au lieu de le paralyser, nourri la fiction au lieu de la parasiter.
Par son découpage syncopé et son hystérie verbale, Le Grand chantage pousse à son point d’incandescence le réquisit dramatique et formel du cinéma de Mackendrick : l’analyse, par le prisme de jeux de perception, des rapports de force qui, entre des groupes ou des individus de force inégale, finissent par se renverser.
Un cinéma du conflit entre l’innocence et la cruauté qui s’exprimait par l’humour et l’ironie dans ses films Ealing, et culmine ici dans un style incisif et frénétique dont Martin Scorsese - parmi d’autres - ne manquera pas de s’inspirer.

Vincent Dupré
Jeune Cinéma en ligne directe (juin 2015)

1. Voir aussi : Alexander Mackendrick, La Fabrique du cinéma,Éditions de L’Arche, 2010, 444 pages.

Le Grand Chantage (Sweet Smell of Success). Réal : Alexander Mackendrick ; sc : Clifford Odets et Ernst Lehman ; décors : Edward Carrere ; mu : Elmer Bernstein ; ph : James Wong Howe ; mont : Alan Crosland Jr. Int : Burt Lancaster, Tony Curtis, Susan Harrison, Same Levene, Barbara Nichols (USA, 1957, 96 mn)

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