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Candas, Viviane (née en 1954) (e)
Entretien avec Olivier Hadouchi (2015)
publié le mardi 6 décembre 2016

Rencontre avec Viviane Candas (née en 1954)

À propos de Algérie du possible - La Révolution d’Yves Mathieu (2015)

Sortie le jeudi 15 octobre 2015 à la Cinémathèque d’Alger.

Jeune Cinéma en ligne directe

Photo©Daniel Leterrier (droits réservés).

Arbatach, campagne de reboisement.
 


Olivier Hadouchi : Comment est né ce projet ?

Viviane Candas : En fait, la genèse du film remonte à l’événement lui-même, l’accident de voiture qui a tué Yves Mathieu, mon père, le 16 mai 1966. Parce qu’il y a un doute sur les circonstances de cet événement. Ce doute est le moteur de départ du film, il dessine son espace en terme de mémoire et de matière à la réflexion cinématographique.
Mais je dois dire que l’idée d’en faire un film est venue très tard, car c’était un projet difficile qui nécessitait une certaine maturité sur le plan humain et artistique.
Elle remonte au printemps 2009, moins d’un an après la mort de ma mère, en mai 2008.
À sa disparition, j’ai retrouvé des documents qui témoignaient de la proximité de mon père et de Chérif Belkacem dit "Si Djamel", dont j’avais bien sûr entendu parler. Mais je ne savais pas qu’ils avaient été amis et très proches. Une lettre atteste qu’ils se voyaient tous les jours à l’époque de 1962-63. J’ai téléphoné à Si Djamel en février 2009 et nous avons décidé de nous rencontrer le plus vite possible. Mais je ne pensais encore qu’à effectuer un dépôt des archives des documents retrouvés après la disparition de ma mère.
Le désir de faire le film, tout cela m’est venu d’un coup, quand j’ai appris qu’une deuxième édition du Festival panafricain allait se tenir à Alger en 2009, après celui de 1969 qui est mythique, à l’époque où l’Algérie était encore considérée comme le phare du tiers-monde.
La relation de l’Algérie avec les luttes d’indépendance d’Afrique noire étant un axe majeur de l’engagement d’Yves Mathieu, j’y trouvais là celui de mon film.
J’ai acheté une petite caméra haute définition et pris le bateau pour Alger.

O.H. : De quelle façon as-tu procédé pour construire ce documentaire aux allures de portrait d’un homme (de ton père), d’un engagement et d’une génération ayant lutté contre le colonialisme ?

V.C. : Au départ, je disposais d’assez peu d’éléments. Quelques traces écrites, mais en assez petit nombre, et surtout, des conversations avec ma mère vers la fin de sa vie, et aussi avec ma sœur.
Et puis avec des personnes qui étaient convaincues par la thèse de l’attentat, qui pensaient que mon père avait été assassiné, mais aussi d’autres qui pensaient qu’il s’agissait d’un simple accident.
En interrogeant les témoins, je me demandais qui aurait pu vouloir sa mort. Le film pose cette question, mais il laisse l’entière liberté au spectateur de se faire sa propre idée, et de supposer qu’il s’agissait d’un véritable accident ou d’un crime déguisé.

O.H. : Et ensuite, tu développes une intrigue autour de cet accident, tu nous invites à découvrir le parcours de ton père.

V.C. : Je me suis retrouvée face à un véritable puzzle, à une multitude d’éléments, parfois très intéressants mais trop complexes à expliquer, comme par exemple son exclusion du PCF à cause de son adhésion au FLN.
J’ai dû faire des choix car je ne pouvais pas tout garder. Parmi les éléments les plus saillants, il y avait bien sûr son engagement anticolonialiste en Afrique subsaharienne en 1950, puis pour l’indépendance de l’Algérie en tant qu’avocat du FLN. Enfin, sa collaboration avec Ben Bella, la rédaction des décrets sur les biens vacants, et l’expérience de l’autogestion.
Mon père, et ma mère avec lui, se sont engagés dans l’Histoire, qui passait avant la vie de famille.
Si j’ai parlé de mon drame personnel, le deuil rendu impossible par le doute, c’est afin de donner une dimension universelle au film.
Quand j’ai écris le scénario, mon ami Michel-Antoine Burnier m’avait dit : "Si tu veux que les spectateurs français écoutent de vieux Algériens parler d’autogestion, il faut que tu les touches d’abord avec ton drame personnel, à savoir la mort de ton père et l’impossibilité de savoir la vérité".
Le spectateur peut y voir un film à clés, mais qui lui laisse une totale liberté d’interprétation, à condition que lui soient transmis les éléments de compréhension du contexte historique et politique compliqué dans lequel survient la mort d’Yves Mathieu. Or, cette histoire de la décolonisation et de ses acteurs, de cette génération très courageuse, a été gommée en France.

J’avais peu de documents autour de mon père. Quelques écrits, mais aucun enregistrement sonore.
Et puis, un bout de film 8 mm tourné par son cousin en ex-Yougoslavie durant l’été 1965, nos dernières vacances. Nous étions partis en famille, avec mes grands-parents (1) car mon père s’intéressait beaucoup à l’expérience yougoslave de l’autogestion. Depuis la rédaction des décrets sur les biens vacants, l’autogestion a vraiment été sa grande expérience révolutionnaire ! Tous ces comités de gestion qui fleurissaient, et qui s’accompagnaient d’autres urgences pour le jeune État algérien, comme l’alphabétisation.

O.H. : Est-ce que ton film t’as permis d’avoir un autre regard sur ta propre famille et sur l’histoire de ton père ?

V.C. : Le film m’a vraiment fait comprendre tout d’abord que je ne saurais jamais la vérité, ainsi que je le dis dans la voix off. J’ai surtout compris qu’Yves Mathieu était un Algérien à part entière et le film constitue cette identité.
Après l’avoir vu, personne ne peut le contester, au-delà du fait que mon père est né et mort en Algérie. Cette histoire de nationalité algérienne, qui arrive à la fin du film, était l’objet de sa colère, puisqu’il ne l’a pas obtenue de son vivant alors qu’il la réclamait depuis 1962. Mais après sa mort, en 1967, ma mère, Gisèle Mathieu, a reçu une carte d’électeur au nom d’Yves Mathieu, je me souviens qu’elle s’est écriée : "Ils lui ont enfin donné la nationalité algérienne !"

O.H. : Est-ce qu’il s’agit aussi d’un film sur l’identité ?

V.C. : Bien entendu. C’est autour de cette question, que j’ai compris pourquoi j’avais un tel rapport avec l’Algérie.
Avant, je ne supportais pas que l’on me dise que je suis une Française puisqu’étant la fille d’un Algérien, je suis à moitié algérienne. Mais les douleurs que j’ai pu avoir à ce sujet m’ont quittée une fois le film terminé. J’ai fait le deuil de savoir la vérité, si Yves Mathieu a été tué ou s’il est mort dans un accident de voiture. D’ailleurs, je pense que s’il a été assassiné, c’est en tant qu’Algérien et par ses frères, mais je n’en ai aucune certitude. Et je n’en veux à personne, chacun avait ses raisons, Yves Mathieu a pris ses risques. Le film raconte tout cela. J’ai vraiment fait le deuil de cette vérité dans un très grand amour de l’Algérie et des Algériens. C’est l’héritage que m’a laissé mon père.

O.H. : La difficulté était peut-être de parvenir à incarner Yves Mathieu ?

V.C. : Oui, il était nécessaire et vital de l’incarner. Je ne disposais évidemment pas d’une couverture médiatique du bonhomme ! Les militants de sa génération avaient l’habitude de la clandestinité, ils ne se faisaient pas photographier, ils cultivaient le secret. Ce qui parvient à le faire vivre dans ce film, ce sont les témoignages ce ceux qui l’ont connu, car il est resté très présent dans leurs mémoires. Chaque témoignage m’apportait beaucoup d’informations, parfois contradictoires. Mais comme Yves Mathieu meurt avant d’atteindre l’âge de 42 ans, son parcours apparaît comme un fil tendu.

O.H. : Est-ce que tu n’as pas eu peur d’en faire une sorte de héros entièrement positif ?

V.C. : Comme Che Guevara, mort à 38 ans, mon père n’a pas eu le temps de devenir cynique. Dans un de ses livres, Jacques Vergès écrit : "L’Algérie est la pierre angulaire de notre sincérité à tous".
Ils avaient été des combattants de la France libre, avant de s’attaquer au colonialisme. Vergès, quand je l’avais rencontré au milieu des années 80, m’avait dit : "Votre père était un naïf". Bien plus tard, devant ma caméra, il a nuancé son propos.

O.H. : Est-ce qu’il ne s’agissait pas d’une forme d’idéalisme plutôt que de naïveté ?

V.C. : En fait, l’une des intervenantes du film, Annette Roger-Beaumanoir, a très bien exprimé le fait que leur génération a eu la chance d’être placée devant des choix qui étaient clairs. Résister ou ne pas résister. Admettre le colonialisme ou le combattre. Après, c’est devenu beaucoup moins clair. Aujourd’hui, il est très difficile de s’engager de manière aussi forte dans la révolution.

O.H. : Les acteurs de cette génération ont parfois une certaine forme de déception, tout en revendiquant fièrement leur engagement pour l’indépendance ?

V.C. : Il est important pour les jeunes, surtout, de savoir ce que les artisans de l’indépendance ont à dire sur leur parcours. L’amnésie est plus dangereuse que la mémoire. À la fin du film, je constate que l’Algérie, phare du tiers-monde des années 1960, a sombré trente ans plus tard dans le trou de la décennie noire.

O.H. : D’ailleurs, ton film commence par une sorte de black out, de trou noir, tu pars de l’image d’un trou noir, comme une sorte de motif.

V.C. : Je m’intéresse depuis longtemps au motif et à la symbolique du trou noir. Dans un précédent film, Suzanne, le héros évoquait déjà des trous noirs, des lieux d’antimatière qui aspirent toute la matière vivante. Le trou noir, c’est l’image manquante, c’est ce qui aspire la lumière.
Je garde de mon arrivée en Algérie en 1963 (2), un souvenir lumineux. Je suis éblouie par tout ce que je vois. L’Algérie est le pays du désir, car durant ma petite enfance, mes parents sont souvent absents, partis plaider là-bas, tous deux étant avocats du FLN. Je voulais par dessus tout les y rejoindre. Dans le prologue, je lis une lettre de mon père qui évoque la beauté du pays et sa lutte pour la liberté.

O.H. : Tu as été filmer plusieurs séquences en Algérie, j’imagine ?

V.C. : J’ai tourné durant l’été 2009 à Alger, dont l’entretien avec Ben Bella et Ali Haroun. Puis, à l’automne 2013, avec Nasser Medjkane à la caméra, nous avons filmé à Constantine, à Skikda et à Alger.
Pour une partie des entretiens, en France et en Algérie, je n’avais pas d’ingénieur du son, donc le monteur du son, Marc Nouyrigat, a dû faire ensuite un gros travail pour améliorer la qualité des enregistrements.

Autogestion : Fondation du premier comité de gestion par Ben Bella
 

O.H. : Et tu as beaucoup de rushes ?

V.C. : Une trentaine d’heures, dont les entretiens filmés avec des personnalités politiques qui ont connu et côtoyé mon père, puisque c’était le critère pour les rencontrer. Ce fond est consultable à la BDIC de Nanterre. J’aimerais en faire un DVD par thèmes, avec les admirables photographies de Daniel Leterrier (le film en reprend plusieurs, elles sont souvent peu connues), qui a travaillé pour la presse algérienne entre 1963 et 1965.

O.H. : Tu as tout de même gardé une certaine pudeur et une juste distance en parlant de ton père.

V.C. : Le fil rouge consistait pour moi à questionner des gens l’ayant connu en m’interrogeant moi-même sur les motifs de son engagement. J’ai finalement retiré quelques éléments sentimentaux, comme une promenade en barque que j’avais faite avec mon père, j’avais ramé, il s’était endormi. Le pari est toujours de retenir l’attention du spectateur. C’est le film qui m’a donné le plus de mal, celui qui aura été le plus difficile à faire. Avec Claudine Dumoulin, nous avons travaillé un an sur le montage. La complexité à régler, c’était la question de la temporalité, l’écoulement du temps.

O.H. : Ton film a une structure circulaire, n’est-ce pas ? Est-ce que tu t’es inspirée de la structure circulaire de Nedjma de Kateb Yacine ?

V.C. : Au départ, oui, j’ai pensé à Nedjma qui possède une structure plutôt en spirale. Elle valorise la récurrence, la répétition. Dans le film, on revient plusieurs fois sur des images de la route entre Constantine et Skikda où eut lieu l’accident, c’est la récurrence, en spirale, de l’obsession. On se situe dans une linéarité qui se déploie, et on revient toujours au même point. A priori, cela complique les choses de revenir plusieurs fois au même point, sauf qu’à la fin, nous savons qu’en empruntant une dernière fois cette route, nous n’aurons plus besoin d’y revenir.

O.H. : Les intervenants se souvenaient donc de ton père, malgré le temps écoulé (cinquante ans et plus) ?

V.C. : Tout le monde se souvient de mon père, m’ouvre sa porte en grand, et cela me touche beaucoup.
Pour ses anciens proches et amis, il y a une grande fidélité à lui, même si certains d’entre eux l’ont peut-être trahi. Il s’en dégage une certaine ambiguïté. Je ne suis pas dans la complainte. Et il ne s’agissait pas de parler uniquement de son absence, mais de faire remonter une mémoire enfouie, d’effectuer un travail nécessaire, en Algérie comme en France.
Yves Mathieu n’a pas disparu dans un trou noir de la mémoire collective.
Dans une première version du scénario, je m’adressais à lui. Alain Jaubert m’a dit que ce n’était pas comme ça que j’allais l’incarner. En fait, pour ce film, le défi a été de raconter son histoire en abandonnant tout référent paternel. C’est-à-dire que je prends la responsabilité de mon récit, le spectateur entend ma voix, et ma sincérité est seule garante du propos tenu. Sinon, je ne serai pas parvenue à aller au bout de ce projet. Quand j’ai écrit le scénario, j’ai été saisie parfois d’un vertige tel que je devais me lever de mon siège, et aller m’allonger. Jusqu’au bout, j’ai eu ce vertige. C’est pour cela que le film commence par le ravin de Constantine.

O.H. : L’écriture du film a-t-elle été si difficile ou douloureuse ?

V.C. : Oui, la scène du palier et de l’ascenseur, car c’est la dernière fois que j’ai vu mon père. J’ai sangloté en l’écrivant, en la tournant, et encore au montage. C’est pour cela que dans la suite du film, j’ai voulu qu’il y ait ce long travelling dans le train entre Constantine et Skikda. Comme un appel à un peu de lyrisme, et que ce moment soit dédié à la musique, une piste de galop pour des percussions.

O.H. : C’est un film important pour toi, pour ton parcours personnel aussi, et qui témoigne aussi de ton amour profond de l’Algérie.

V.C. : J’ai rempli un certain trou noir qui avait marqué mon existence en retrouvant la lumière du parcours d’un homme. C’est une façon de se réapproprier une expérience, de me réapproprier un passé traumatique et d’en être fière.
La figure d’Yves Mathieu surgit à nouveau, incarnée, et plus seulement issue de mon seul souvenir. Le film crée une filiation, cela ne constitue pas seulement l’identité de mon père comme Algérien, cela constitue aussi mon identité par rapport à ce pays et à ce passé. Il explique pourquoi je suis à moitié algérienne, ce qui était très compliqué à faire auparavant. J’ai toujours été plus émue par l’Algérie, par les Algériens surtout, que par la France des Français.

Et bien sûr, ça sera pour moi une grande joie de montrer ce film à la Cinémathèque d’Alger fréquentée par notre famille dès son ouverture.
Je me souviens de la première fois, nous avons vu Vidas secas (3), quelle émotion ! Et Les Carabiniers de Godard, ou Huit et demi de Fellini, que mon père trouvait décadent au point qu’il nous a fait sortir de la salle au beau milieu du film !
La cinéphilie algérienne s’est forgée à la Cinémathèque.
Quand j’ai commencé à faire du cinéma, en France, j’ai retrouvé dans les tournages un peu de cette atmosphère de l’indépendance algérienne, cette ferveur du travail collectif pour un but commun qui a été l’expérience majeure du pays.

O.H. : Toute la séquence historique qui va de 1962 à 1965 est assez peu traitée au cinéma.

V.C. : À cause du coup d’État du 19 juin 1965 qui a destitué Ben Bella.
En Algérie, la jeunesse connaît assez mal la période qui va de 1962 à 1965, la période de Ben Bella et de l’autogestion, encore bien occultée en Algérie, alors qu’elle est passionnante, elle soulève véritablement le pays.
De même, la lutte anticolonialiste est méconnue en France, car les Français ne savent pas - ou ne veulent pas savoir - que des combattants anticolonialistes étaient d’anciens combattants de la France libre ou que le napalm a été utilisé en Algérie durant la guerre d’indépendance. Le film touche ainsi à plusieurs refoulements historiques.

O.H. : Est-ce que l’engagement de ton père et de cette génération algérienne a encore des choses à nous dire, selon toi ?

V.C. : Évidemment, car la mémoire est révolutionnaire.
C’est elle, si on l’explore, qui peut fournir les utopies qui manquent tant à notre époque. Je souscris totalement aux propos de Ben Bella quand il dit que l’on doit remercier ces hommes, malgré les loups, les règlements de compte.
Cette génération mérite qu’on lui dise merci, on ne l’a pas assez fait. Il est vital et essentiel de transmettre ses combats.
Dire et montrer que cela a été possible.
Pour que la jeunesse élargisse le champ des possibles et n’ait pas peur de faire de grandes expériences, il faut que la mémoire des expériences précédentes lui soit transmise. Elle trouvera comment s’en servir.

Propos recueillis par Olivier Hadouchi (mai 2015)
Jeune Cinéma en ligne directe

Notes

1. Son père ingénieur, avait été chargé de la construction d’une mine en ex-Yougoslavie en 1927-29. Ce séjour avait marqué Yves Mathieu tout enfant. En 1965, il a retrouvé son ami d’alors, un petit paysan devenu partisan communiste durant la guerre contre le nazisme, puis ingénieur dans le régime de Tito.

2. Née à Paris, Viviane Candas a passé sa petite enfance à Grenoble où son père coordonnait le collectif de défense du FLN pour le Sud-est de la France. Elle rejoint ses parents en Algérie en septembre 1963.

3. Vidas secas est un film brésilien réalisé par Nelson Pereira dos Santos et sorti en 1963.

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