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Cannes 2015. Panorama-bilan
Cannes 68e édition (13-25 mai 2015)
publié le samedi 11 juillet 2015

Festival international du film de Cannes, 68e édition, du 13 au 25 mai 2015

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°366-367, été 2015


 

Voir aussi les sections parallèles :
* Semaine de la critique
* Quinzaine des réalisateurs
* ACID


Un de plus.
Encore une fois, dix jours durant, le centre de la planète a tenu sur quelques kilomètres carrés.
On comprend que la pression fasse tourner quelques têtes et que personne ne revienne indemne du Festival, mais ahuri, hébété, heureux ou furibard - il suffisait de lire les premiers bilans dans la presse quotidienne ou hebdomadaire pour mesurer l’éventail des réactions.
Réactions guère plus tranchées que les années précédentes et que l’on oublie régulièrement - scripta manent, mais pas longtemps -, heureusement pour les émetteurs de propos définitifs, qu’il serait pourtant plaisant de confronter, un lustre plus tard, à leurs affirmations.

Cannes, et en particulier la compétition, a donc eu droit aux analyses des spécialistes les plus pointus, ceux qui fabriquent l’opinion ou qui s’imaginent qu’ils la fabriquent encore.
Avec des conclusions disparates, Le Monde trouvant le festival "éprouvant", Libération saluant "d’une sélection à l’autre, une très belle édition".
Qui croire ?
Personne, comme d’habitude.
Et élaborer son propre jugement, au fil des films déjà sortis ou qui vont bientôt apparaître d’ici l’été, en nombre suffisant pour faire sens.

Si l’on considère les chiffres, La Tête haute de Emmanuelle Bercot et La Loi du marché de Stéphane Brizé ont conquis le public, bien plus que Trois souvenirs de ma jeunesse de Arnaud Desplechin ou L’Ombre des femmes de Philippe Garrel, malgré les prescriptions répétées de la critique influente : tant de pages enthousiastes débordantes d’injonctions pour n’être suivies que par quelques dizaines de milliers de spectateurs, c’est à désespérer. (1)

On trouvera plus loin une approche bien moins négative que la nôtre, selon le principe observé de tout temps par Jeune Cinéma que la critique bienveillante est prioritaire. Mais une seconde vision n’a fait que confirmer l’ennui produit par la première ; craignons qu’il prenne fantaisie à Paul Dédalus de revenir un jour sur ses aventures à l’école primaire.

Une tendance, certes pas nouvelle, mais beaucoup plus marquée que d’habitude : la volonté de dénigrer la sélection officielle au profit des sections parallèles ; la vieille formule, déjà dénoncée par Gilles Jacob, il y a quarante ans, selon laquelle s’il se passe quelque chose à Cannes, ce ne peut être qu’à la Quinzaine des réalisateurs, a été sortie de la naphtaline.

Le Monde du 26 mai 2015 (2) se réjouit que la Quinzaine (des réalisateurs) ait été "plébiscitée par les cinéphiles", ce qui, pour qui fréquente le Festival, laisse songeur : qu’est-ce qu’un plébiscite cannois ?

La fréquentation ? De La Bocca au Miramar, dans les multiples lieux où l’on peut voir les films, il n’y a pas une projection, quelle qu’elle soit, qui n’exige des quarts d’heure d’attente, dans le meilleur des cas, pour y avoir accès.

La satisfaction ? Le vrai public, ce n’est pas le vase clos de la séance de presse de 8h30, toute gloussante de connivences diverses, c’est celui de Cannes Cinéphiles, ces amateurs inscrits plusieurs mois à l’avance, qui nous rappellent les adhérents des ciné-clubs des belles années, et qui ne se soucient pas d’une critique pâmée pour aimer ou ne pas aimer un film.
À ce public-là, on ne la fait pas : on aura beau lui seriner que Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes est le plus absolu des chefs-d’œuvre apparus depuis la grotte Chauvet, rien ne l’empêchera d’avoir son opinion, et de quitter la salle s’il trouve que filmer l’élevage des pinsons chanteurs en temps réel n’est pas sa tasse de thé.

Il y a quelque temps que nous avons cessé de recueillir les perles fabriquées par certains confrères (et consœurs, au moins, sur ce plan, la parité est respectée) pour une anthologie semblable au "mur du çon" du Canard enchaîné - mais Bernard Chardère continue le travail.
Nous aurions offert une place de choix à la définition de Paolo Sorrentino, "cet indécrottable cabotin content de lui", affichée dans le Libération du 21 mai 2015 : "Les œuvres d’une laideur et d’une vulgarité repoussantes commises par cet invité infréquentable provoquent traditionnellement réactions épidermiques, voire épileptiques à la rédaction."
Des convulsionnaires, donc, ces représentants d’une critique "cinéphile, libre et injugulable" (3) ? Peut-être même en butte à une attaque de lupus, comme dans Dr. House ? On comprend mieux les errances du nouveau Libération.

Mais revenons aux choses sérieuses, et, pour commencer, à la compétition.

On peut (on doit !) se gargariser devant le triomphe du cinéma hexagonal.
Trois prix, dont une palme d’or, il y aurait de quoi pavoiser si nous avions la fibre patriotique.
Comme tel n’est pas le cas, contentons-nous de féliciter Jacques Audiard pour son bon film, même si, répétons-le, on persiste à trouver sa vision des problèmes des immigrés sri-lankais moins documentée que celle du Bébé Tigre de Cyprien Vial.
Soyons heureux avec Vincent Lindon, qui mérite depuis des années le prix d’interprétation qu’il a reçu, et avec Stéphane Brizé, qui aurait mérité bien plus tôt, dès Mademoiselle Chambon, d’être sélectionné.

Sinon, ce que nous avions prédit dans le dernier éditorial a été vérifié : Le Fils de Saul de Laszlo Nemes, est la grande révélation de cette décade, et le Grand prix obtenu n’est que justice. Nul doute que sa sortie à l’automne verra resurgir le débat sur la Shoah, irreprésentable pour les détenteurs du dogme ; il n’empêche que c’est le seul film cette année qui proposait une nouvelle manière de filmer, théorique et plastique.

Carol a confirmé l’aisance de Todd Haynes à maîtriser la reconstitution d’une époque (mais pas seulement) et le seul regard final de Rooney Mara valait le prix d’interprétation (ex-æquo avec Emmanuelle Bercot) qu’elle a décroché.

Nous avions écrit combien Chronic de Michel Franco nous avait secoué lors de sa vision il y a plusieurs mois. Le jury a manifestement ressenti la même pression. Était-ce bien un prix du scénario qu’il fallait lui attribuer ou un prix d’interprétation pour Tim Roth, à égalité avec Lindon ? L’essentiel est que le film ait été promu : eu égard au thème et à la rigueur crue de son traitement, la récompense ne pourra que faciliter sa distribution, et c’est tant mieux.

On lira plus loin tout le bien (ou le moins bien pour certains) que les rédacteurs pensent de tous les films d’une compétition loin d’être aussi éprouvante que d’aucuns l’ont prétendue, même si quelques déceptions assez fortes (Gus Van Sant, Joachim Trier) n’ont pas manqué.

Le seul scandale est l’oubli complet par le palmarès du film de Nanni Moretti.
Pour nous, dès la sortie, les yeux humides, de la séance de Mia madre, les jeux étaient faits : la palme d’or ne pouvait pas lui échapper. Pour nous et pour la majorité des critiques - sept palmes sur quatorze avis dans le tableau quotidien du Film français.
Moretti parvient ici, comme dans La Chambre du fils, à trouver le ton parfait pour évoquer la disparition d’un proche, sans pleurnicherie ni appel au sentiment. Et la manière toute de douceur avec laquelle il construit le portrait de cette famille, réalisatrice dans l’angoisse d’un tournage, cadre en disponibilité, unie autour du lit d’hôpital de la mère (ah, les derniers cours de latin dispensés à la petite-fille) touche au plus profond. Il fallait le cœur de pierre des critiques du Figaro ou de Télérama pour résister à ce chant funèbre parfois imménsément drôle.
On s’explique mal, de la part d’un jury aux jugements apparemment éclairés, un tel rejet d’un film qui allie aussi singulièrement émotion, délicatesse, humour et leçon de vie - le souci de ne pas augmenter la liste des réalisateurs deux fois palmés ?
Le public devra patienter jusqu’au 2 décembre 2015 pour découvrir Mia madre ; nul doute que le film, même privé de médaille cannoise, saura trouver alors ses spectateurs.

Il est vrai que la compétition était dépourvue de révélations bouleversantes, tout autant que les autres sections, Un certain regard, la Quinzaine ou la Semaine de la Critique, malgré la Caméra d’or décrochée par le beau film colombien La tierra y la sombra de Cesar Augusto Acevedo.
Non qu’il n’y ait pas eu d’œuvres notables, estimables, agréables, etc., mais rien qui vous tourneboule profondément la tête et le cœur.

Les titres les plus remarquables de Un certain regard étaient japonais et signés Naomi Kawase ( An ) et Kyioshi Kurosawa ( Vers l’autre rive ) - pas vraiment des découvertes -, tandis que Cemetery of Splendour prouvait que les vertus dormitives de Apichatpong Weerasethakul, son auteur, demeuraient intactes.
Le reste était, au choix, sympathique ( Rams de Grimur Hàkonarson), drôle ( Le Trésor de Corneliu Porumboiu), prometteur ( Masaan de Neeraj Ghaywan), excellent ( Taklub de Brillante Mendoza).

Côté Quinzaine, sans revenir sur les productions de Desplechin, Garrel et Gomes, il y avait au moins un grand film, celui de Ciro Guerra, El abrazo de la serpiente, superbe voyage chamanique, et le déjà signalé Tout Nouveau Testament de Jaco Van Dormaël, qui a fait l’unanimité de la critique contre lui, ce qui est toujours bon signe, et que nous persistons à savourer, chacun ses petits plaisirs.

Le reste, excepté Fatima, jolie réussite de Philippe Faucon sur ses thèmes de prédilection, et faute d’avoir vu Mustang de Deniz Gamze Ergüven, ne nous a pas paru dépasser le niveau habituel de la sélection - sauf si l’on est fanatique des exercices solitaires de Sharunas Bartas ( Peace to Us in Our Dreams )…

Quant à la Semaine de la Critique, la Caméra d’or a sanctifié une sélection en demi-teinte, dont on signalera, outre les quatre films français (dont seul Les Deux Amis de Louis Garrel, a, comme prévu, été bien accueilli), deux belles productions : Paulina de Santiago Mitre et Sleeping Giant de Andrew Cividino.

Nous avons été moins convaincus cette année qu’en 2014 par les choix de Acid, la section la plus indépendante et la plus neuve d’habitude - mais nous y reviendrons à la rentrée, puisque l’excellent cinéma parisien Le Louxor en reprendra l’ensemble du 25 au 27 septembre 2015.

Honte à nous, mais nous n’avons pas eu le courage d’affronter les 134 minutes de Love de Gaspar Noé, son œuvre complèt,e depuis Carne, constituant un cauchemar esthétique et éthique de première catégorie. On peut désormais se permettre de ne plus aller voir ce qui nous chagrine.

Pas plus que d’habitude, on ne livrera de conclusions générales sur le festival. Il ne peut que refléter un instant précis de l’état des lieux : ce n’est pas Cannes qui crée le cinéma, c’est le cinéma qui vient s’y montrer.
Que l’édition 2015 se soit révélée moins galvanisante que d’autres, sans doute.
Que l’on attende l’édition 2016 avec un espoir renouvelé, c’est tout aussi certain.
Comme disait Hegel, c’est ainsi.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°366-367, été 2015

P.S. Quelques prescriptions tout de même, à propos de l’actualité : Vice-versa, le film d’animation de Pete Docter, est un régal d’invention scénaristique et graphique.
Et Cavanna, de Denis Robert, est à consommer avidement ; c’est là que l’on trouvera le véritable esprit de révolte qu’ont longtemps incarnée Hara-Kiri et Charlie, le vrai, celui d’avant Philippe Val.

1. Pour ceux qui s’étonneraient de l’échec public du film de Desplechin, prière de prendre connaissance, sur le site allo-ciné.fr, de la centaine de critiques (toutes fortement argumentées) émises par des spectateurs payants lambda, bon indicateur du gouffre creusé entre la critique et un public qui ne se fait plus vendre n’importe quoi sur catalogue.

2. Dans le bilan dressé par Jacques Mandelbaum.

3. Pour reprendre les termes utilisés dans le selfie (désormais "égoportrait" pour le Larousse) en tandem, signé par Julien Gester et Didier Péron (Libération, 6-7 juin 2015).



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