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Innocents charmeurs (les) (1959)
de Andrzej Wajda
publié le lundi 20 juin 2016

par Jerzy Skolimowski
Jeune Cinéma n°1, septembre-octobre 1964

Sortie à Paris "au début de cette saison".*


 


Les Charmeurs innocents, ce fut mon enfance de cinéaste. Car ma carrière est bien modeste : je n’en suis qu’à mon deuxième film, Walkower (1) J’ai terminé, il y a six mois à peine, le premier. C’était Signe particulier : néant, réalisé comme diplôme de l’École supérieure de cinéma de Lodz. (2) Auparavant, en 1961, j’avais collaboré au scénario et écrit les dialogues pour le film Le Couteau dans l’eau. (3)


 

Les Charmeurs innocents, c’était en 1959. J’étais alors un poète de vingt ans et j’ignorais tout du cinéma. Wajda et Andrzejewski cherchaient un sujet pour un film contemporain à deux personnages. Mais… que peut-il y avoir de "neuf" entre deux personnages ?
Cela me semblait évident : ils n’avaient qu’à s’affronter dans un match ! Un match ? Mais oui, un match, un jeu, un duel - pour savoir qui aurait l’autre, le ridiculiserait, l’humilierait, le rendrait amoureux sans pour cela s’engager soi-même…

Alors nous avons commencé à bien nous amuser, je pouvais inventer n’importe quoi et eux, ils disaient : c’est bon, c’est mauvais, c’est mauvais, c’est bon. C’était comme résoudre des charades : par exemple, quel doit être son hobby, à lui ? Sans hésitation, je répondais : "Qu’il tienne la batterie", car je jouais d’un instrument à percussion. Le scénario fut prêt au bout d’une semaine. Cela continuait à me sembler un jeu : pour m’amuser, j’ai donc interprété, dans le film, le rôle du boxeur.

C’est plus tard que j’ai lu les critiques : C’était là le drame des masques, de l’isolement, de la pose, que dans cette mascarade les héros ne savaient plus retourner à ce qu’ils avaient été, ne savaient plus se parler sans mentir, n’étaient plus capables de s’avouer qu’ils se plaisaient, se désiraient, qu’ils commençaient à s’aimer. Que leur jeu devenait quelque chose d’insupportable, car derrière les masques et la déclamation se cachaient des êtres humains. La vérité de leurs sentiments se mélangeait au jeu. La situation devenait plus complexe : la distance augmentait et plus la mascarade se prolongeait, plus elle devenait réalité.


 

Quand les charmeurs innocents jouaient aux allumettes, c’était leur dignité ou leur humiliation qu’ils mettaient en jeu. Entre un homme et une femme penchés au dessus d’une table, entre deux êtres mi-dévêtus, lançant une boîte d’allumettes, une lutte psychologique se déroulait, si dramatique que leur vie semblait en question. Ils ne s’agissait plus de savoir qui serait le vainqueur et qui le vaincu, l’attitude des deux adversaires était la même. La victoire ou la défaite était sans intérêt pour le film.


 

Quand nous étions arrivés à ce point de la construction dramatique, nous avions compris que nos héros nous échappaient comme d’ailleurs nous avaient échappé leurs prénoms. Lorsque nous avions commencé le scénario, ils s’appelaient André et Magda.
Plus tard, pendant cette partie, lorsqu’ils s’inventèrent leurs prénoms de Basile et Pélagie, pour nous qui leur avions inventé ce jeu, ils devinrent Basile et Pélagie. Autrement dit, ils avaient commencé à vivre une vie propre.

Enfin, nous avons compris que peu importait comment se terminerait le film. Nous avions prévu plusieurs variantes, fait diverses suggestions. Mais le film s’achève tout simplement de lui-même, un peu plus tôt d’ailleurs que sur la pellicule.


 

Cinq années se sont écoulées. Basile et Pélagie ont fait des lointains voyages et ont un peu vieilli. En chaque endroit où ils débarquent, il me semble les accompagner un peu avec mes souvenirs.

Pour Le Couteau dans l’eau, Polanski avait l’argument, j’ai apporté la construction car je me rendais compte à présent qu’il existait quelque chose de ce genre. Nous avons réussi à enfermer le drame dans une journée, et une fois de plus, ce fut un match - cette fois-ci entre trois personnages. Une fois de plus, nous avons étudié les mines, la pose, l’inauthenticité. De nouveau, nous avons eu des difficultés avec la fin : nous avons longtemps lutté contre notre envie de faire réapparaître le garçon pendant la scène finale, sur la route. Cette fois-ci pourtant, le film s’achève en temps voulu, je crois.

Puis j’ai réalisé un film tout seul. Pendant deux ans, j’ai tourné de courtes études, des exercices sous n’importe quel prétexte : des "essais d’objectif" pour un autre film, etc.
Enfin j’ai assemblé, monté le tout et je l’ai appelé Signe particulier : néant.
C’est le portrait d’un jeune homme, quelques heures d’une de ses journées. Nous le voyons devant le conseil de révision, déclarant qu’il veut faire son service militaire - tout de suite, immédiatement. Pourtant il pourrait sans doute y échapper. Ensuite pendant ces quelques heures, il lutte contre lui-même, car à présent qu’il doit se rendre à la caserne, mille choses viennent l’en détourner.

C’est le héros de ce film qui m’est le plus proche. J’ai dû moi-même interpréter le rôle car les conditions de tournage de l’École ne me permettaient pas d’engager un acteur pour deux ans de travail intermittent, sans garantie d’achever le travail. Si les héros des Charmeurs innocents et du Couteau dans l’eau étaient mes copains, celui de Signe particulier : néant était mon ami. C’est pourquoi je voudrais en dire encore quelque chose. : il me semble que j’ai raconté si peu, alors que je sais tout sur lui.


 

Les héros des Charmeurs innocents ont vieilli de cinq ans.
Le garçon du Couteau dans l’eau se met à ressembler probablement déjà à son rival plus âgé. Dans le film, la fille lui lance : "Tu sera comme lui ! Ou pire encore !".
Mon héros de Signe particulier : néant cessera bientôt lui aussi d’être jeune.
Les personnages de films vieillissent bien plus rapidement que les hommes, même si, sur l’écran, ils demeurent éternellement des Dorian Gray.

En vérité, quand cesse-t-on d’être jeune ?
Un président de trente ans serait le plus jeune du monde, mais d’un boxeur de trente ans, on dit qu’il est fini… Il arrive un moment dans la vie où l’on ne peut plus rien reconquérir sans lutte. Peut-être alors la jeunesse se transforme-t-elle en maturité.

C’est ainsi qu’on en arrive à Walkower, dont le héros lutte pour rester jeune encore. Il livre un combat à la vie. Le motto de ce film est le même que celui de Signe particulier : néant. Un homme dit : "Je ne sais pas pourquoi je suis venu ici.
Après de longues années, peut-être chercher un semblant de jeunesse, peut-être l’amour ?"
La main sur la gorge, il veut tout réparer et il redresse… son nœud de cravate.

Jerzy Skolimowski
Jeune Cinéma n°1, septembre-octobre 1964

* Le film serait sorti en France le mercredi 13 avril 1966.

1. Walkower a été sélectionné à Semaine de la critique au Festival de Cannes 1965, puis il est sorti en Pologne le 4 juin 1965. Le film est inédit en France.

2. Signe particulier : néant (Rysopis) de Jerzy Skolimowski (1964).

3. Pour Le Couteau dans l’eau (Nóż w wodzie) de Roman Polanski (1962), sélectionné à la Mostra de Venise 1962, Jerzy Skolimowski a collaboré au scénario et écrit les dialogues.


Les Innocents charmeurs (Niewinni czarodzieje). Réal : Andrzej Wajda ; sc : Jerzy Andrzejewski & Jerzy Skolimowski ; ph : Krzysztof Winiewicz ; mu : Krzysztof Komeda. Int : Tadeusz Lomnicki, Krystyna Stypulkowska, Wanda Koczeska, Kalina Jedrusik, Teresa Szmigielówna, Zbigniew Cybulski, Roman Polanski, Krzysztof Komeda, Jerzy Skolimowski (Pologne, 1959, 87 mn).



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