De Ken Loach à Alan Clarke. Témoignage sur l’Angleterre II
Rencontre avec Alan Clarke, à propos de Scum (1979)
Jeune Cinéma n°127, juin 1980
Les sorties presque simultanées de Black Jack de Ken Loach et de Scum de Alan Clarke ne doivent pas faire illusion quant à la situation du cinéma anglais. Il est toujours moribond depuis que les cinéastes du Free Cinéma (1) ont, soit arrêté de tourner, soit travaillé outre-Atlantique. Si quelques films sont encore réalisés en Angleterre, ils sont surtout influencés par le modèle hollywoodien et c’est presque un miracle que, dans ces conditions, on puisse encore avoir quelques œuvres dans lesquelles il soit possible de discerner une identité nationale au sens où elles reflètent, par leurs sujets et par leurs tons, une approche de la réalité anglaise.
C’est le cas de Ken Loach (2) qui, film après film, affirme le besoin fondamental d’un enracinement et le refus de se laisser coloniser par une autre culture. Bien sûr son cinéma ne cherche pas à se situer en opposition à d’autres formes. Il existe comme la nécessaire expression d’une réalité sociale politique et culturelle qui passe par un langage se distinguant de tout autre.
Le film de Alan Clarke relève de la même démarche. Le cas de Scum, d’abord réalisé pour la BBC, montre combien nous perdons de ne pouvoir accéder à certains films faits pour la télévision anglaise.
Que tous deux travaillent beaucoup pour la télévision n’est pas un hasard dans la mesure où l’industrie cinématographique anglaise se trouve inféodée aux géants américains. Il ne s’agit pas d’idéaliser des institutions comme la BBC - et nos sociétés de télévision françaises ne peuvent servir de point de comparaison -, mais au moins laissent-elles des espaces dans lesquels un travail orignal peut encore être mené.
Là encore le cas de Kenneth Loach est très significatif. Depuis Family Life (1971) il a réalisé plusieurs films de télévision qui, si nous pouvions les voir, nous apprendraient beaucoup sur sa réflexion politique ainsi que sur la société anglaise. Citons The Price of Coal (Le Prix du charbon, 1977), sur une communauté de mineurs, et le feuilleton Days of Hope (Jours d’espoir, 1975) sur l’histoire du mouvement travailliste au début du siècle. Ils sont certainement aussi une réflexion sur la vie politique de l’Angleterre d’aujourd’hui.
B.N.
Jeune Cinéma : Il y a eu une version télévisée de Scum, qui n’a pas été programmée. Pourquoi ? Est-ce que le film est différent de cette dernière version ?
Alan Clarke : La version cinématographique ne diffère pas vraiment de la version télévisée, si ce n’est au niveau du langage qui n’avait rien de vulgaire et les scènes de violence étaient moins longues. Ils l’ont interdit parce qu’ils ne croyaient pas que tout ça pouvait arriver dans un temps aussi court dans un seul borstal. (3) Ils pensaient que le raccourci était trop brutal. La raison qu’ils ont publiquement avancée était que le film exagérait la situation. Ils n’approuvaient pas notre façon de montrer les gardiens et la violence qu’ils utilisent, de même qu’ils couvrent la violence des jeunes détenus entre eux.
Une des deux personnes qui a refusé le film à la BBC est un magistrat : il y avait donc des intérêts supérieurs en jeu et peut-être même des interventions du ministère de l’Intérieur, mais je ne pourrais pas le prouver.
Fondamentalement, ils ne pensaient pas que ce que nous avons montré pouvait se passer dans ces établissements. Le film est basé sur quatre-vingt interviews et nous avons consulté des spécialistes. Les gens qui ont vu la première version ont reconnu que c’était la vérité. Personne n’a nié que de telles choses se produisent, pas même le directeur du borstal que nous avons rencontré. L’argumentaire de la BBC ne tient pas debout.
J.C. : Vous êtes donc part d’un ensemble de témoignages. Quelle est la part de fiction et de réalité ?
A.C. : C’est difficile à dire. De toute évidence, Roy Minton devait créer des personnages à partir des gens que nous avions rencontrés. Il fallait, bien sûr, faire intervenir l’imagination pour les mettre en situation. La façon dont il a assemblé tous ces éléments relève donc de la fiction, de sa façon de raconter une histoire dans sa continuité. Mais il s’agit, avant tout du résultat d’un travail d’enquête.
Lorsque Roy Minton est parti avec tout le matériel pour écrire le scénario, je ne savais pas qu’il y aurait Carlin, Archer, Davis. Il a donc ordonné tout cela pour aboutir à deux formes de violences : celle d’Archer qui résiste par la parole et celle de Carlin qui est obligé de lutter avec ses poings.
Et puis, il y a Davis qui ne veut avoir aucune de ces deux attitudes et qui craque. Ces trois façons de vivre dans un borstal résument ce que nous ont fit les garçons avec qui nous avons discuté. Minton n’a pas pris les événements puis créé les personnages. Il est parti de ces garçons en se demandant ce qu’il avait appris d’eux en essayant de créer des situations qui respectent leur expérience de l’emprisonnement.
J.C. : Archer et Carlin représentent deux formes de résistance individuelle. À la fin, il y a la révolte collective. Avez-vous été tenté de valoriser cette dernière ?
A.C. : Non, pas vraiment. Ce serait naïf d’avoir une vision romantique de cette révolte. Nous avons découvert au cours de nos discussions qu’ils étaient très individualistes et qu’ils n’avaient pas de volonté préconçue de se révolter collectivement. Ces révoltes apparaissaient de façon très spontanée. Dans le film, la plupart des garçons ne savent pas qui est mort, c’est pour eux l’occasion de s’exprimer, sans que cela débouche sur quelque chose de positif. Ce n’est pas fondamentalement politique car ils ne sont pas préparés à cela. Nous avons eu de longues discussions au sujet de la fin. Nous ne voulions pas valoriser ce qui se passe dans les borstals en terminant sur une note optimiste. Le film est plutôt sombre et il n’y a rien de très grandiose dans l’émeute. Nous avons donc choisi une fin plutôt anodine avec le directeur qui dit : "Vous n’aurez plus de faveurs".
J.C. : À la fin du film, on est sous le choc de la violence qu’il contient. Aviez-vous l’intention d’utiliser cette violence pour faire prendre conscience au spectateur de ce qu’est la réalité d’un borstal ?
A.C. : Avec le cinéma, on ne peut pas être à l’intérieur des gens. Il nous fallait être vrai au sens documentaire en travaillant sur des détails tels que les vêtements, les chaussures. Ainsi la violence qui surgit dans le film devait-elle être la plus proche possible de ce qui se passe quand deux personnes se bagarrent. Le film est violent au sens où il montre le pourquoi de cette violence sans chercher à la mettre en valeur. Mais on ne peut pas faire un film sur les prisons sans qu’il y ait de la violence surtout depuis une dizaine d’années. La plupart des garçons que nous avons rencontrés ont connu cette brutalité et nous en ont parlé de façon très critique, mais nous ne voulions pas en faire le centre du film. La violence est quelque chose de tellement visuel qu’elle relègue à l’arrière plan ce qui est moins spectaculaire. Mais je ne voudrais pas qu’on se limite à cela, le film aborde aussi d’autres problèmes. La violence est un moyen de survie dans un borstal, c’est une façon de s’adresser à quelqu’un d’autre. Dans la vie normale, on est plus civilisé. Mais il y a aussi de la violence dans l’absence de relations.
J.C. : Dans votre film, tout le personnel est solidaire. Est-ce que vous avez eu des témoignages qui allaient dans un sens différent ?
A.C. : Je crois que sur la question des gardiens, on aurait pu faire un film entier, ou alors il fallait disposer de plus de temps pour parler des dégâts que le système entraîne chez ces gens. Si, comme dans la plupart des films sur la prison, on avait introduit un peu plus d’optimisme, d’humanité, on aurait eu l’archétype du brave gardien qui, d’une certaine façon, dédouane le système. Mais pour quelqu’un qui a vécu à fond une telle expérience, ce personnage est extrêmement rare. Et chez ceux qu’on a rencontrés, on a toujours trouvé ce regard mort et malheureux qui, d’une certaine façon, montre qu’au fil des ans, ils ont perdu leur vie. C’est ce qui explique cet esprit de corps qui apparaît dans la scène de la discussion avec Archer où Duke réagit de façon tout à fait plausible. On ne peut pas demander à quelqu’un de se renier. Le film essaye de donner cette image de gens qui sont morts dans leur personnalité.
J.C. : Cette séquence importante semble indiquer le but du film, à savoir ouvrir un débat plus que de proposer des solutions.
A.C. : Oui, bien sûr. Mais, en fait, dans un film, on ne fait souvent que la moitié que ce qu’on voudrait qu’il soit. Il y a des gens qui passent leur vie à réfléchir sur ce qu’il faut faire à propos des prisons, et ce film n’est qu’un petite pierre dans la mare, un peu de pellicule impressionnée à leur intention pour qu’ils l’utilisent. Nous avons voulu qu’il soit un instrument entre leurs mains pour informer les gens, leur faire prendre conscience que ce qui existe ne vaut rien. Par exemple, il y a un des jeunes que nous avons rencontré, dont les parents luttent pour changer le système. Ce film constitue une aide pour eux. Bien évidemment, nous n’avons pas travaillé dans cette optique. Nous avons d’abord fait un film pour la BBC. Maintenant il est utilisé par d’anciens détenus, par ceux qui luttent pour une réforme du système pénitentiaire. Nous avons fait quelque chose qui peut être prolongé. Et aussi, nous avons voulu aller contre une sorte de propagande gouvernementale qui veut faire croire que dans les borstals, on donne une chance aux jeunes délinquants de s’améliorer, que les gens n’ont pas de souci à se faire, les deniers publics sont bien utilisés.
J.C. : Est-ce qu’en faisant ce film sur le système pénitentiaire, vous aviez l’intention de montrer la prison comme un microcosme symbolisant le reste de la société anglaise ?
A.C. : À l’origine, nous ne voulions pas faire une métaphore sur l’ensemble de la société parce qu’on ne peut pas partir sur une idée de cette sorte. Ce n’est qu’après qu’on se dit : "Tiens, cette image du mur donne une idée de ce qu’est le reste de la pièce !". C’est bien si le film parvient à faire ce lien. Je ne suis pas un théoricien politique mais il est sûr qu’en examinant une institution, on dévoile le reste de la société bien plus clairement que si l’on reste en dehors de ces institutions. Ainsi, en mettant une de ces institutions sous le microscope, on peut alors donner une image du reste de la machine sociale.
Propos recueillis par Bernard Nave
(Paris, mars 1980)
Jeune Cinéma n°127, juin 1980
* Cf. Scum, Jeune Cinéma n°126, juin 1980.
1. "Le Free Cinema (1956-1963)," Jeune Cinéma n°19, décembre 1966-janvier 1967.
2. Cet entretien prend place dans un ensemble, intitulé De Ken Loach à Alan Clarke. Témoignage sur l’Angleterre, comprenant aussi un entretien avec Ken Loach, à l’occasion de la sortie simultanée de Black Jack de Ken Loach et de Scum de Alan Clarke Jeune Cinéma n°127, juin 1980.
3. Un borstal était un type de centre de rééducation pour jeunes au Royaume-Uni et dans le Commonwealth, géré par le Service pénitentiaire et visant à réformer les jeunes délinquants de moins de 23 ans. Une loi de 1982 sur la justice pénale a aboli les borstals au Royaume-Uni et les a remplacés par des Detention Centres pour jeunes.
Scum (Carlin Takes Control). Réal : Alan Clarke ; sc : Roy Minton ; ph : Mike Proudfoot ; mont : Michael Bradsell ; déc : Michael Porter. Int : Ray Winstone, Mick Ford, Julian Firth, Herbert Norville, Bill Dean, Peter Howell, John Judd (Grande-Bretagne, 1979, 98 mn).