home > Personnalités > Loach, Ken (né en 1936) (e) II
Loach, Ken (né en 1936) (e) II
Entretien avec Bernard Nave (1980)
publié le samedi 2 avril 2016

De Ken Loach à Alan Clarke. Témoignage sur l’Angleterre I

Rencontre avec Ken Loach, à l’occasion de la sortie de Black Jack (1979)
Jeune Cinéma n°127, juin 1980


Les sorties presque simultanées de Black Jack de Ken Loach et de Scum de Alan Clarke ne doivent pas faire illusion quant à la situation du cinéma anglais. Il est toujours moribond depuis que les cinéastes du Free Cinéma (1) ont, soit arrêté de tourner, soit travaillé outre-Atlantique. Si quelques films sont encore réalisés en Angleterre, ils sont surtout influencés par le modèle hollywoodien et c’est presque un miracle que, dans ces conditions, on puisse encore avoir quelques œuvres dans lesquelles il soit possible de discerner une identité nationale au sens où elles reflètent, par leurs sujets et par leurs tons, une approche de la réalité anglaise.

C’est le cas de Ken Loach qui, film après film, affirme le besoin fondamental d’un enracinement et le refus de se laisser coloniser par une autre culture. Bien sûr son cinéma ne cherche pas à se situer en opposition à d’autres formes. Il existe comme la nécessaire expression d’une réalité sociale politique et culturelle qui passe par un langage se distinguant de tout autre.

Le film de Alan Clarke (2) relève de la même démarche. Le cas de Scum, d’abord réalisé pour la BBC, montre combien nous perdons de ne pouvoir accéder à certains films faits pour la télévision anglaise.

Que tous deux travaillent beaucoup pour la télévision n’est pas un hasard dans la mesure où l’industrie cinématographique anglaise se trouve inféodée aux géants américains. Il ne s’agit pas d’idéaliser des institutions comme la BBC - et nos sociétés de télévision françaises ne peuvent servir de point de comparaison -, mais au moins laissent-elles des espaces dans lesquels un travail orignal peut encore être mené.
Là encore le cas de Kenneth Loach est très significatif. Depuis Family Life (1971) il a réalisé plusieurs films de télévision qui, si nous pouvions les voir, nous apprendraient beaucoup sur sa réflexion politique ainsi que sur la société anglaise. Citons The Price of Coal (Le Prix du charbon, 1977), sur une communauté de mineurs, et le feuilleton Days of Hope (Jours d’espoir, 1975) sur l’histoire du mouvement travailliste au début du siècle. Ils sont certainement aussi une réflexion sur la vie politique de l’Angleterre d’aujourd’hui.

B.N.
 


Jeune Cinéma : Nous avons vu tous vos films pour le cinéma en France, et seulement un des films que vous avez faits pour la télévision, Cathy Come Home (1966). Est-ce que vous faites une différence entre les deux formes de travail ?

Ken Loach : En fait, il n’y a que le moyen de transmission qui change. Il s’agit du même savoir-faire, du même moyen d’expression. Il n’y a qu’une ou deux différences techniques. Parfois il faut cadrer différemment ou adopter un rythme différent pour la télévision. L’image cinématographique, de par son format, contient peut-être plus d’informations. Mais dans l’ensemble, il faut avoir la même rigueur avec le matériau qu’on utilise et les deux demandent autant de travail. De toute façon, dans les deux cas on cherche à ce que le film soit bien reçu par le public et il n’y a pas de différences entre les deux publics.

J.C. : Au cinéma vous semblez vous attacher davantage à des individus que dans votre travail pour la télévision.

K.L. : C’est directement lié au type de sujets pour lesquels on peut trouver un financement au niveau de l’industrie cinématographique. Il est impossible de trouver de l’argent quand il s’agit de faire un film sur les mineurs, sur les gens engagés dans la lutte politique dans les années vingt, sur le socialisme. Nous sommes poussés par le système à trouver des thèmes qui mettent en jeu des relations entre les individus plutôt qu’à faire des films plus généraux. Il y a plus de possibilités de faire cette dernière sorte de travail à la télévision. Il ne s’agit donc pas d’un choix qui relève de nous. Par exemple, nous avions l’intention de faire un film du même type que Days of Hope, mais au lieu de le faire sur le parti travailliste, nous voulions parler de la lutte pour l’indépendance en Irlande à la même période. Mais le script dort sur des rayons.

J.C. : Les personnages de vos films sont confrontés à la société anglaise comme pour mieux faire ressortir la nature de cette société.

K.L. : J’ai toujours beaucoup de peine à faire ce type de généralisation parce que j’aborde chaque film avec un esprit nouveau sans chercher à le lier au film précédent et, quel que soit le sujet, il faut repartir à zéro à chaque fois. Aussi j’ai tendance à ne pas établir de tels liens. Mais bien sûr, j’espère qu’ils reflètent une vision cohérente de la société qui d’ailleurs, n’est pas seulement la mienne, mais celle du scénariste aussi. J’ai de la peine à me considérer comme le seul auteur de mes films, c’est un travail d’équipe.

J.C. : Vous semblez avoir une prédilection pour des personnages en rupture avec la société et son conformisme et qui ont de la peine à articuler ce conflit.

K.L. : Oui, particulièrement pour ceux qui ne peuvent s’exprimer ou prendre du recul et qui en éprouvent une sorte de frustration. Cependant, il est facile de faire des films qui exposent un point de vue systématiquement pessimiste. Mais ce serait une erreur. Dans Days of Hope, il y a des gens engagés dans un combat politique et qui, dans un certain contexte avaient un objectif et la possibilité de prendre des décisions dans un sens positif plutôt que d’être seulement des victimes passives. La difficulté dans ce type de films consiste à éviter le discours et de faire passer un point de vue politique par l’intermédiaire d’expériences. Pour nous, le dilemme était d’exprimer une analyse politique correcte et de le faire à travers le vécu car c’est beaucoup plus important pour le public d’aborder le politique par ce biais qu’à travers des discours.

J.C. : Cependant, nos personnages ne sont pas seulement des victimes ; souvent ils ne sont pas des vaincus parce qu’ils ne se laissent pas écraser. Il y a en eux une forme de résistance, d’humour, un sens de la communauté, de l’amitié qu’on ne trouve pas chez les gens issus des classes plus aisées.
Pourquoi ce choix de personnages venus des classes populaires ?

K.L. : C’est un choix politique. Je n’aime pas les clichés, mais la classe ouvrière est révolutionnaire. Ce n’est pas que je ne veuille pas parler d’autres gens, mais je trouve qu’il est plus agréable de travailler avec eux. Ils ont un sens très développé de leur identité et j’apprécie leur humour. Dans les régions industrielles, les gens vivent de façon plus communautaire et ils aiment rencontrer d’autres gens, ce qui rend le contact avec eux très facile. En outre, ils n’ont jamais été représentés tels qu’ils sont mais souvent de façon caricaturale. D’habitude on voit la classe ouvrière en marge de l’histoire que raconte le film, rarement au centre.

J.C. : Cependant, dans Kes ou Family Life, vous ne présentez jamais une vision idéalisée de la classe ouvrière...

K.L. : Il y a inévitablement une forme d’arriération, car ils sont manipulés, influencés par les réponses fausses à leurs problèmes que donne la télévision par exemple. Ils sont élevés dans l’idée que certains bénéficient de l’aide de l’État alors qu’ils n’y ont pas droit et que leurs problèmes viennent de ces gens-là. Toutes ces idées sont présentées de façon très persuasive, si bien que leur colère ne vise pas le système qui les maintient dans la pauvreté, mais ceux qu’on leur désigne comme responsables. Ce qui nous intéresse, c’est d’aller contre ces idées et de refléter leur situation de façon à éclairer la réalité sociale.
Bien sûr, tout n’est pas si simple. La mère de Janice dans Family Life a une vision de sa fille, de ce qui est socialement souhaitable, des rapports mère / fille, qui vient de la société, mais elle a aussi ses difficultés à elle, presque instinctives, devant une fille qui lui échappe. C’est un problème qui peut apparaître dans n’importe quelle société. Dans Kes, la famille est terriblement opprimée, victime, si bien qu’elle ne voit pas les possibilités du garçon.

J.C. : Il y a chez vous une grande honnêteté par rapport à ces personnages, qui apparaît dans le langage qu’ils utilisent et qui contribue à leur donner une grande vérité.

K.L. : Le langage que l’on utilise en Angleterre pose un problème délicat car si on essaie de le rendre avec précision, le spectateur peut avoir des difficultés à comprendre ce qui est dit. C’est un dilemme constant, surtout au niveau du financement d’un film. Si l’on essaie de rendre ce langage moins idiomatique, on perd cette justesse du ton. Dans Black Jack nous sommes peut-être allés trop loin en utilisant un dialecte très marqué, d’autant plus que les participants du film oubliaient de s’exprimer clairement en s’impliquant dans ce qu’ils faisaient.

J.C. : Mais cela semble aussi correspondre à une certaine conception du cinéma qui refuse l’esthétisme, le symbolisme, les acteurs connus pour rester plus proche d’une vision presque documentaire.

K.L. : Ça vient peut-être de ce que je ne vois pas beaucoup de films. En tant que cinéaste je n’ai pas beaucoup de points de référence. J’examine le scénario avec son auteur et on essaie de transcrire notre point de vue en termes cinématographiques aussi simplement que possible. Je suppose que notre critère c’est la simplicité et l’économie de moyens. Bien sûr, on aimerait toujours avoir un peu plus de moyens financiers, mais il faut rester dans des limites qui permettent des conditions de travail que l’on peut contrôler au maximum, si bien que les gens qui participent au film restent eux-mêmes.

J.C. : Il y a un vide entre la génération du free cinema (1) qui pour nous Français est une référence et vous. Avez-vous l’impression de continuer leur travail ?

K.L. : S’il y a une référence, elle est très oblique. Je pense qu’ils ont contribué à créer un certain climat. Mais je n’ai pas conscience que les gens avec qui je travaille cherchent à s’inscrire dans cette tradition. Ils se sont trouvés là et ce qui nous intéresse, c’est de comprendre la réalité et de l’exprimer aussi justement que possible. Nous nous concentrons sur le contenu de nos films.

J.C. : Le cinéma anglais connaît une situation difficile. Certains réalisateurs travaillent pour la télévision, d’autres vont à l’étranger. Y a-t-il d’autres réalisateurs qui essaient de s’exprimer comme vous le faites ?

K.L. : Il y a plusieurs réalisateurs qui sont dans la même situation que moi et qui ne veulent probablement pas faire le même type de films, que ce soit pour la télévision ou dans le cadre de l’industrie cinématographique. Le problème est de trouver un débouché. Malgré ses limites, la télévision permet de toucher un vaste public. Pour le cinéma, le grand problème est de trouver un financement.

Propos recueillis par Bernard Nave.
Paris, mars 1980

* Cf. Black Jack, Jeune Cinéma n°120, juillet 1979 et n°125, mars 1980.

1. "Le Free Cinema (1956-1963)," Jeune Cinéma n°19, décembre 1966-janvier 1967.

2. Cet entretien prend place dans un ensemble, intitulé De Ken Loach à Alan Clarke. Témoignage sur l’Angleterre, comprenant aussi un entretien avec Alan Clarke, à l’occasion de la sortie simultanée de Black Jack de Ken Loach, et de Scum de Alan Clarke Jeune Cinéma n°127, juin 1980.


Black Jack. Réal, sc : Ken Loach d’après le roman de Leon Garfield ; ph : Chris Menges ; mont : Bill Shapter ; mu : Bob Pegg ; déc : Martin Johnson ; cost : Sally Nieper. Int : Jean Franval, Stephen Hirst, Louise Cooper, Phil Askham, Pat Wallis, John Young, William Moore, Doreen Mantle, Russell Waters, Mike Edmonds, David Rappaport (Grande-Bretagne, 1978, 110 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts