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Black Jack (1978)
de Ken Loach
publié le samedi 2 avril 2016

par René Prédal
Jeune Cinéma n°120, juillet 1979
et
vu de Londres, par Claude Hardwick-Delmas
Jeune Cinéma n°125, mars 1980

Sélection de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1979

Sortie le mercredi 5 mars 1980


 


Le compromis entre rêve et réalité - comme déjà dans son premier film Poor Cow en 1967 -, l’univers de l’enfance - Kes (1969) -, et celui de la folie - Family Life (1971) se retrouvent aujourd’hui au centre du dernier film de Ken Loach (1).
Tiré d’un roman pour enfants de Léon Garfield et par conséquent destiné en priorité au jeune public, Black Jack décrit pourtant avec réalisme la société du 18e siècle sans jamais gommer la mort, la violence, la pauvreté et la faim. Car, au lieu d’exclure l’enfant de ce monde des adultes et de le maintenir dans un espace protégé, le film montre justement que le jeune garçon peut jouer un rôle actif dans le groupe social et se retrouver même responsable d’un autre être, qu’il s’agisse d’une jeune folle ou d’un meurtrier évadé.


 


 

Les pendus qui se réveillent, les fous qui ne le sont pas, les accidents maquillés en suicides puis déclarés meurtres, les faux miracles du docteur charlatan, mais la véritable guérison de la petite fille constituent le difficile apprentissage du vrai et du faux, du réel et du fantastique si souvent vécus sur le même plan par les enfants. Loin de donner des leçons de rationalisme, le film revendique d’ailleurs le droit à l’imaginaire dans la très belle scène finale où il apparaît que vivre à deux doit conduire à partager le même rêve : alors que le garçonnet matérialise enfin sa quête de la mer et du grand voilier qui hantait ses nuits, la petite jeune fille distingue à nouveau dans la mâture les fantasmes de sa folie depuis longtemps disparue. Mais cette fois, son compagnon ne repousse plus ces visions : il les fait siennes au contraire et Black Jack recommande à la fillette de veiller sur son ami. Ce sera elle, désormais, qui le guidera.. vers les étoiles.


 


 

Merveilleusement photographié - disons, pour simplifier, dans le style de Barry Lindon - (2), développant avec élégance un récit plein de rebondissements dans lequel s’imbriquent avec clarté plusieurs actions longtemps parallèles, Black Jack est également saupoudré d’un humour délicat et savoureux. Ainsi, à la jeune héroïne qui voit se développer sa poitrine, le garçon lance sentencieusement "C’est la nature", mais la fillette remarque "La cuisinière dit que c’est sa nourriture".


 


 

Au lieu de suivre un seul personnage, Ken Loach construit son film sur un trio dont manque souvent un des trois éléments (mais jamais le même), l’itinéraire étant alors constamment brisé par les poursuites toujours recommencées afin de reconstituer l’impossible unité - Black Jack et les deux enfants. Avec Black Jack ou contre lui, dedans (la prison, l’asile, le travail dans une auberge) ou dehors (le périple des saltimbanques), le film conduit les protagonistes de la mort à la vie (étonnante première séquence), du mal au bien (Black Jack bonifié par son petit compagnon), de la folie à la santé, de la solitude à l’amitié et à l’amour partagé.


 


 

Dans ce récit initiatique, le personnage de Black Jack joue un peu le rôle de révélateur souvent dans l’ombre, le colosse irresponsable force en effet sage apprenti à sauter le pas, l’entraînant dans ses aventures plus ou moins sordides et dérisoires, provoquant puis contrecarant son amitié avec la jeune bourgeoise sacrifiée aux nécessités d’une alliance aristocratique. À l’époque du Chat qui vient de l’espace et de Goldorak (3), Ken Loach ne considère donc pas les enfants comme des demeurés. Leur donnant à voir, mais aussi à penser et à ressentir, oserons-nous dire qu’en quelque sorte il les traite... en adultes ?

René Prédal
Jeune Cinéma n°120, juillet 1979

1. "Kes", Jeune Cinéma n°193, février-mars 1989 ; "Family Life", Jeune Cinéma n°64, juillet-août 1972.

2. Barry Lyndon de Stanley Kubrick (1975). Le film a été tourné à la lumière naturelle et à celles des bougies.

3. Le Chat qui vient de l’espace (The Cat from Outer Space) de Norman Tokar (1978). Goldorak, le robot de l’espace série animée japonaise de Toei Animation (1975), diffusée sur Antenne2 en 1978.



Un grand Ken Loach pour les enfants
 

Les spectateurs français qui n’ont pas vu voir les sept films réalisés par Ken Loach pour la télévision depuis Family Life (1971) n’attendaient peut-être pas de lui un film d’où paraissent aussi totalement exclues toutes préoccupations politiques. En réalité, avec Black Jack, il prend un peu de répit après plusieurs années en proie aux difficultés qui assaillent la production britannique. Dans ce film qui s’adresse autant aux adultes qu’aux enfants, le géant Black Jack, rescapé de l’échafaud, échappé aux trafiquants de cadavres pour la dissection, force le jeune apprenti Tolly a lui venir en aide. Tous deux se joignent à une troupe de saltimbanques, accompagnés d’une jeune "folle", Belle, qu’un accident de calèche a soustraite à l’asile où ses parents avaient espéré la cacher au regard réprobateur du monde.


 


 

L’influence de Tolly est décidément bénéfique, puisque la folie de Belle se dissipe à son contact et que la brutalité de Black Jack est tempérée par l’affection qui naît en lui pour le jeune garçon. Le meurtre du père de Belle dépisté, les méchants punis, Belle libérée de l’asile-prison, les deux jeunes gens s’embarquent sur un voilier ami qui s’éloigne dans la brume. Si le film est fidèle aux aventures picaresques du récit de Leon Garfield, on n’y retrouve rien de l’exubérance du langage, de la fantaisie déchaînée, ni de la violence et de la déraison du roman, qui semblent mal s’accorder en effet avec le dépouillement et le naturalisme de Ken Loach.
Alors, pourquoi ce choix ? "Je voulais faire un film pour enfants, dit-il (1), et je m’intéresse à la recréation du passé, au 18e siècle spécialement. C’était l’époque évoquée par Leon Garfield. J’aime bien les foires - il y en avait. Et puis j’ai été attiré par les aspects de la médecine d’autrefois qu’il décrit : le vol de cadavre pour la dissection, l’asile d’aliénés dont les médecins exploitent outrageusement les familles, et l’idée du suicide comme signe de la folie héréditaire".


 


 

Ken Loach aime travailler avec les enfants, les laisser se révéler, voir leurs réactions sous la tension du tournage. Il apprécie leur côté drôle, pragmatique et matérialiste. Il en cite un exemple : au début du film, Tolly quitte Black Jack et se précipite hors du champ. On croit qu’il tente de s’enfuir, et le colosse tonitrue : "Où tu vas ?", alors qu’il court tout simplement récupérer son chapeau, qu’on lui avait bien recommandé surtout de ne pas perdre.


 


 

Le réalisateur a auditionné vingt à trente gosses dans quatre ou cinq écoles du Yorkshire industriel. Steven Hirst qui joue Tolly et a maintenant seize ans, travaille dans la mine. L’autre jeune garçon du film, Andrew Bennett, continue ses études. Louise Cooper (Belle), nettement plus jeune, a été choisie à cause d’une certaine étrangeté qui convenait bien à son rôle de folle. Les nains, on les a trouvés par annonce. Les acteurs adultes sont des ouvriers du Yorkshire du Sud, et Ken Loach a transporté toute sa troupe dans le Yorkshire Nord, du côté de Ripon et de Masham, où le paysage plus sauvage se prêtait mieux au tournage en extérieurs.


 


 

Transposer ainsi le roman de Londres au Yorkshire a permis d’éviter que le langage des personnages ne soit trop agressivement contemporain : le dialecte régional conserve encore le "tu" et le "vous" disparus de l’anglais moderne, naturel aux acteurs, ce dialecte a ses racines dans le passé. Or, la gageure, c’était justement de faire un film de reconstruction sans aucune concession à la tradition du film d’époque, avec la plus grande authenticité possible. Pour cela l’éclairage est au moins aussi important que le langage. Ken Loach et l’opérateur Chris Menges ont voulu utiliser des éclairages entièrement naturels, parce que c’est l’éclairage qui trahit le plus souvent le film d’époque. Dans Black Jack, la lumière du jour filtrée par de petites fenêtres, celle des bougies illuminant inégalement les pièces, donnent souvent aux intérieurs la qualité recherchée, celle d’un tableau.

Les ressources étaient nettement insuffisantes pour un film historique avec costumes et figurants. Tourné en super 16 (sauf les intérieurs très sombres en 35), Black Jack a coûté 500 000 livres, un budget minuscule. Le son est direct, sans post-synchronisation, et il fallait s’arranger pour éviter les passages d’avions et les machines agricoles. Le film a été tourné en six semaines - il en aurait fallu deux ou trois de plus. Ken Loach aurait voulu refaire complètement le montage du début. Il voulait montrer, sous les titres du générique, l’échafaud de Black Jack et la corde qu’on lui passe au cou, images sauvées d’une grande scène, la plus coûteuse du film, avec deux cents figurants en costume, entièrement gâchée par la pluie battante, impossible à refaire, et coupée au premier montage parce que totalement inutilisable. L’exposition y aurait gagné en clarté. Mais le travail commencé, les 30 000 livres d’abord accordées furent refusées.
Ken Loach reste aussi insatisfait du début. Black Jack devait à l’origine être une co-production franco-anglaise, ce qui exigeait la présence d’un acteur français dans le film - d’où Jean Franval. Quand la société de financement a retiré ses fonds, l’acteur était déjà si intimement impliqué dans le film qu’il est resté, et si ses difficultés linguistiques entravent un peu sa participation, le cinéaste estime qu’il y a mis énormément de lui-même. Sans dialogue écrit, sans texte à apprendre, on imagine facilement les difficultés d’un acteur étranger.


 

Ken Loach ne fait jamais de répétitions. Les enfants ne savaient même pas comment finissait l’histoire, qui leur était racontée à mesure. Tous les acteurs jeunes et vieux inventaient le dialogue comme ils le sentaient, et il arrivait qu’on refasse une prise parce que quelqu’un avait utilisé une expression trop moderne. Si les enfants ont du mal à être cohérents, cela ajoute au naturel. Pour la même raison, Jean Franval devait s’exprimer le plus possible en français, puisqu’on avait ajouté aux données du roman que Black Jack était français. Si Ken Loach a été fidèle à un principe qui lui est cher, celui de l’expression spontanée des personnages, le spectateur peut se demander si la réussite est ici totale. Il a, dans son film, naturalisé et assagi l’aventure déchaînée, le fantastique échevelé de Leon Garfield. Il a aussi refusé la violence, bien qu’elle soit, à son avis, le plus sûr chemin du succès commercial aujourd’hui. Black Jack n’est plus une fable où le bien triomphe du mal, mais une histoire de gens simples qui s’arrangent comme ils peuvent pour gagner leur vie dans des conditions difficiles. L’astuce et le bagou du Docteur Carmondy pour vendre son élixir de jouvence, la patience de sa brave épouse (chanteuse dans la vie), on retrouve tout cela dans l’existence des gens du peuple aujourd’hui. C’est par cette continuité du peuple, par cette insistance à faire recréer le passé non par des professionnels mais par des gens du peuple tout semblables aux gens simples qui l’ont vécu, que Black Jack est, lui aussi, politique.

Depuis, Ken Loach a terminé un autre film d’après un roman de Barry Hines, auteur et co-scénariste de Kes (2). Il tourne actuellement pour la télévision un film sur un scénario de Barry Hines encore, mais dont il espère qu’il pourra, cette fois, être vu sur les écrans de cinéma en France et en Allemagne (contrairement à Days of Hope (1975) et The Price of Coal (1977), dont la télévision anglaise garde les droits exclusifs). Dans la même veine que Black Jack, il a le projet de mettre en scène une série de récits de Leon Garfield sur la vie des apprentis au 18e siècle dans différents corps de métier.

Claude Hardwick-Delmas
Jeune Cinéma n°125, mars 1980

1. Lors d’un entretien à Londres le 18 décembre 1979.

2. Barry Hines (1939-2016), auteur du roman A Kestrel for a Knave (1968), a contribué l’adaptation du film par Ken Loach, Kes (1969).


Black Jack. Réal, sc : Ken Loach d’après le roman de Leon Garfield ; ph : Chris Menges ; mont : Bill Shapter ; mu : Bob Pegg ; déc : Martin Johnson ; cost : Sally Nieper. Int : Jean Franval, Stephen Hirst, Louise Cooper, Phil Askham, Pat Wallis, John Young, William Moore, Doreen Mantle, Russell Waters, Mike Edmonds, David Rappaport (Grande-Bretagne, 1978, 110 mn).



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