Rencontre avec Claire Denis (née en 1946)
à propos de L’Intrus (2004)
Mostra de Venise septembre 2004
Jeune Cinéma n°296-297, été 2005
L’intrus s’introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans droit ni sans avoir été d’abord admis. Il faut qu’il y ait de l’intrus dans l’étranger, sans quoi il perd son étrangeté.
Jean-Luc Nancy
L’Intrus, Galilée, 2000.
Un film magique, fait de sensations et de bribes d’histoire(s), adapté ou inspiré par L’Intrus de Jean-Luc Nancy, un livre de quelques pages, rempli d’interrogations à propos d’une transplantation de cœur, du rejet possible, etc.
Le film saisit ces questions, les angoisses qui les accompagnent. Il réfléchit les/ses angoisses psychiques, métaphysiques. Les questions dépassent très vite l’individu, le philosophe qui les pose et sa situation particulière pour atteindre l’angoisse de la mort, la peur de la disparition, la crainte de la perte et la réflexion plus ample sur ce qu’est l’étranger, celui qu’on laisse entrer, celui qui réside en chacun. Le film naît d’une filiation incertaine où échouent les référents juridiques et nationaux.
Grâce à Claire Denis et à son film, la puissance de son adaptation-interprétation, ces questions deviennent les nôtres. C’est le tour de force que le film réussit, en beauté et en profondeur. Il réussit également à transmettre la brutalité et la dureté liées à une intervention d’un tel ordre. Il suggère et montre par intermittence les dangers qui menacent quand le commerce des organes balaie l’éthique et l’argent supplante l’humain. Menace de chaque instant de la défaillance des organismes affaiblis. Fragilité devant l’éternel sans l’éternel. Un cœur pour la vie !
Le film est inclassable, car il ne donne aucune réponse, il ne pose que des questions. Il se fait tantôt thriller, polar ou film fantastique. Il nous comble de visions poétiques, sauvages, extravagantes, bucoliques, il sollicite des acteurs qui nous transportent. Mais la mise en scène tout en énigmes ne nous met pas à l’abri de surprises et d’angoisses. Un film-voyage qui nous emmène loin et fort, dans les îles et dans les ténèbres. C’est beau et fulgurant comme un arc-en-ciel qui ne durerait pas ; les considérations très pragmatiques - à qui prendre ce cœur ? Le cœur greffé est-il le cœur d’un jeune, d’un vieux, d’un homme ou d’une femme… ? - sont vite dépassées par l’art du récit par associations qui libère la tête de la logique et de l’explicable.
Michel Subor fait entrevoir l’autre versant d’un corps libre et jouisseur tout en opposition au corps - de métier - qu’il avait à défendre dans Beau travail. Il est prédateur et homme souffrant à la fois.
Chasseur et gibier. Il se trompe d’objet d’amour, aimant mal, égoïstement. L’homme "tue ce qu’il aime" dit Oscar Wilde pour citer et ce dandy anglais qui payait cher les aveux de ses pratiques sexuelles et le dernier film de Fassbinder Querelle d’après Jean Genet.
L’invitation au voyage est aussi une invitation à rejoindre le cœur de la question : et si notre cœur assoiffé de sang faisait de nous des cannibales des autres ?
Heike Hurst
Jeune Cinéma : Le mot "tab(o)u" évoque quoi pour vous ?
Claire Denis : Avant même que je ne sache ce que c’était vraiment pour moi, Tabu, c’était un film de Murnau.
Dans le film de Murnau, on comprend que c’est un interdit. Et puis ce mot est utilisé en Occident, le mot tabou, c’est tabou, mais dans le film de Murnau c’est beaucoup plus raffiné que seulement un interdit.
Quand j’ai fait le film, j’ai voyagé avec Jean-Pol, mon assistant, on a voyagé beaucoup, on a été dans les îles Sous-le-vent, dans les Touamotou, on voyait tabou écrit dans les jardins, dans les plantations.
C’est pas interdit, tabou, c’est un interdit provisoire, on peut dire, ce jardin est tabou parce qu’on vient de planter quelque chose dedans, ou cette femme est taboue pendant quelque temps, pour telle raison, elle est malade ou elle est enceinte.
Ce sont des règles de société très strictes, qu’on voit bien dans le cinéma de Murnau. Nous, on dit les interdits moraux, le tabou, c’est l’interdit de l’inceste.
Si je comprends bien, le tabou polynésien, ce sont des interdits mouvants. Ce qui est tabou aujourd’hui peut-être n’est pas tabou demain, parce que dans les îles, il faut régler une sorte d’harmonie. Le tabou se déplace, je crois, quand les missionnaires sont arrivés pour christianiser ces îles ; au contraire, l’interdit est fixe, il est rigide, la notion de tabou est restée dans le cœur des Polynésiens, mais au-delà, dans des endroits cachés.
JC : Le tabou qui concerne la maison, la filiation, l’espace devant la maison…
CD : "L’espace indiquée devant la maison…", oui, c’est comme "propriété privée" affichée dans une maison de France… Mais je crois, s’il y a une notion de tabou, c’est l’espace privé de sa poitrine ! Est-ce qu’il a laissé entrer quelque chose de l’amour dans sa poitrine, de l’amour, de l’émotion ? Je crois que ce qui est tabou, pour moi, c’est cette fermeture. Ne pas aimer son fils, ça peut arriver, mais quand on ferme tout, là il y a quelque chose, Peut-être pense-t-il que fermer, ça protège, alors que ça ne le protège pas.
JC : C’est un tabou, n’est-ce pas, que les fils meurent avant les pères ?
CD : C’est un tabou, un père pourrait presque prendre la vie de son fils, même si c’est un fantasme, ça, c’est un tabou, oui.
JC : Vous le montrez, on peut se poser la question.
CD : Oui, on peut se le dire.
JC : Adoption, filiation ou ressemblances ? Une question à propos du conseil des anciens…
CD : Je ne savais pas ça avant d’écrire le scénario. J’ai découvert dans ce village, où l’on a tourné cette scène, qu’en Polynésie, une famille n’est pas la cellule la plus importante, pardon, la famille oui, mais pas le couple.
Donc, si un père, l’homme, doit partir pêcher, une femme doit changer d’île, si la grand-mère a trop d’enfants pour s’en occuper. Justement à l’origine, c’était pour éviter la consanguinité. La notion d’adoption est polynésienne. Je vous vois avec des enfants, je dis écoute, j’en voudrais un, parce que je n’en ai pas, prends ! Il y a un nom pour ça en polynésien. Prends-le ! Il ne va pas vous perdre, vous, il va me gagner, moi. Mais vous garder, vous aussi… Quand j’ai expliqué quinze fois à la paroisse de Maeva, ils ont dit : "arrête de nous expliquer, c’est une chose très normale en Polynésie, un pauvre type qui souffre parce qu’il n’a pas de fils, on va lui en trouver un !".
JC : Votre film est une sorte d’ode païenne à l’érotisme. Déjà, Nénette et Boni montrait que l’érotisation générale n’a pas besoin d’un objet. Dans L’Intrus, tout est prétexte à érotisme : le soleil, l’eau, la nature …
CD : Quand on tournait Beau travail, à Djibouti, je regardais Michel qui est quand même un acteur assez particulier, je trouvais que, même si par moments il est assez angoissé, assez violent, il a une capacité de jouir des choses. Je le regardais à Djibouti, il y a des gens qui se plaignaient qu’il faisait trop chaud, à Djibouti ! Michel, non. Lui, il profitait de la chaleur, il allait dans la mer, il voyait les poissons, il avait une joie, une jouissance. Je me disais, voilà, il y a des gens comme ça, ils naissent comme ça, qu’ils soient bons, mauvais, sympathiques ou antipathiques, ils ont besoin de jouir des choses physiques. Voilà. Je crois qu’il m’évoquait ça.
JC : Comment cette sensation arrive-t-elle à l’écran, au cinéma ?
CD : Peu de gens ont cette capacité. Il n’en est pas conscient, Michel, c’est un acteur qui n’obéit pas, il vit les choses. Même sa beauté, lorsqu’il était un jeune acteur, il ne s’en rendait pas compte. C’est pour ça qu’il n’a pas fait une carrière, il était affamé d’autre chose, pas d’être beau.
JC : Toute cette sensualité était écrite ?
CD : Oui, bien sûr, quand on connaît un acteur, on peut écrire pour lui. Jean-Pol Fargeau et moi, nous avons écrit pour lui, Beau travail nous a permis de le connaître. C’est pourquoi je l’ai appelé Trebor, je voulais que ce soit presque comme son nom (Michel) Subor...
JC : Il est au bord de… rêves, de cauchemars, d’hallucinations et des frontières concrètes de plusieurs pays…
CD : Il est très au bord, oui. Un des seuls endroits finalement qui soit concret et pragmatique, c’est la Corée : la masseuse masse pour soulager, il peut acheter le bateau, tout est concret, on peut se soûler la gueule avec quelqu’un qu’on ne connaît pas.
JC : Le "cœur" des autres… Se refuser aux cœurs, le cœur qu’on veut ?
CD : Ça veut dire quoi, le cœur des autres ? Je suis partie du mot, "l’intrus", l’intrusion, comment on entre par effraction, avec menace. Dans la greffe d’organes, il y a le rejet aussi, il y a l’intrusion et le rejet. L’intrusion et le rejet, en effet comme on peut dire, être au cœur du monde, au cœur des choses, oui, je suis partie un peu sur des idées très générales et naïves, là-dessus.
Propos recueillis par Heike Hurst
Mostra de Venise septembre 2004.
Jeune Cinéma n°296-297, été 2005
L’Intrus. réal : Claire Denis ; int : Michel Subor, Grégoire Colin, Katerina Golubeva, Bambou, Florence Loiret (France, 2004, 2h10).