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Intrus (l’) (2004) I
de Claire Denis
publié le jeudi 16 juillet 2015

par Heike Hurst
Jeune Cinéma n°292, novembre 2004
et
Jeune Cinéma n°296-297, été 2005

Sélection officielle en compétition de la Mostra de Venise 2004

Sortie le mercredi 4 mai 2005


À Venise, il y avait bien des films dignes de récompenses qui expérimentaient des formes nouvelles. Claire Denis réussit en effet une adaptation très inspirée de L’Intrus de Jean-Luc Nancy. Son film est une hymne au désir, à la vie. Il est porté par Michel Subor, un bloc de chair éprouvée par une transplantation de cœur, un père qui cherche à renouer avec un fils naturel, et à qui tout se dérobe.

Finalement, il ne saura fuir ses responsabilités. Un film sur les bonheurs-jouissances si difficiles à capter, impossibles à retenir, un plaidoyer pour la vie, seule valeur inaliénable. Vivre dans l’instant, cette difficulté majeure de nos contemporains, est ici au centre du récit. Assumer ses pulsions et faire face au prix qu’il faut payer quand votre corps vous rappelle à l’ordre. Les fils meurent-ils avant les pères ? Le titre de ce livre-constat d’un écrivain de l’ex-RDA circonscrit assez bien les interrogations profondes du film et de ses auteurs. L’art de Claire Denis atteint ici son apogée.

Heike Hurst
Jeune Cinéma n°292, novembre 2004


C’est un film magique, fait de sensations et de bribes d’histoire(s), adapté ou inspiré par L’Intrus de Jean-Luc Nancy, un livre de quelques pages, rempli d’interrogations à propos d’une transplantation de cœur et du rejet toujours possible. Il saisit ces questions, les angoisses psychiques qui les accompagnent, métaphysiques aussi. Les questions dépassent très vite l’individu, le philosophe qui les pose et sa situation particulière pour atteindre l’angoisse de la mort, la peur de la disparition, la crainte de la perte, et la réflexion plus ample sur ce qu’est l’étranger, celui qu’on laisse entrer, celui qui réside en chacun. Le film naît d’une filiation incertaine où échouent les référents juridiques et nationaux.

Grâce à Claire Denis et à son film, la puissance de son adaptation-interprétation, ces questions deviennent les nôtres. C’est le tour de force que le film réussit, en beauté et en profondeur. Il réussit également à transmettre la brutalité et la dureté liées à une intervention d’un tel ordre. Il suggère et montre par intermittence les dangers qui menacent quand le commerce des organes balaie l’éthique et l’argent supplante l’humain. Menace de chaque instant de la défaillance des organismes affaiblis. Fragilité devant l’éternel sans l’éternel. Un cœur pour la vie.

Le film est inclassable, car il ne donne aucune réponse, il ne pose que des questions. Il se fait tantôt thriller, polar ou film fantastique. Il nous comble de visions poétiques, sauvages, extravagantes, bucoliques, il sollicite des acteurs qui nous transportent, et la mise en scène, tout en énigmes, ne nous met pas à l’abri des surprises et de l’anxiété. Un film-voyage qui nous emmène loin et fort, dans les îles et dans les ténèbres. C’est beau et fulgurant comme un arc-en-ciel qui ne durerait pas. Les considérations très pragmatiques - à qui prendre ce cœur ? Le cœur greffé est-il le cœur d’un jeune, d’un vieux, d’un homme ou d’une femme… ? - sont vite dépassées par l’art du récit par associations qui libère la tête de la logique et de l’explicable.

Michel Subor fait entrevoir l’autre versant d’un corps libre et jouisseur tout en opposition au corps - de métier - qu’il avait à défendre dans Beau travail (1999). Il est prédateur et homme souffrant à la fois. Chasseur et gibier. Il se trompe d’objet d’amour, aimant mal, égoïstement. L’homme "tue ce qu’il aime" dit Oscar Wilde pour citer à la fois le dandy anglais qui payait cher les aveux de ses pratiques sexuelles et le dernier film de Rainer Werner Fassbinder, Querelle (1982), d’après Jean Genet. L’invitation au voyage est aussi une invitation à rejoindre le cœur de la question : et si notre cœur assoiffé de sang faisait de nous des cannibales des autres ?

Heike Hurst
Jeune Cinéma n°296-297, été 2005

* Cf. "L’Intrus en DVD", Jeune Cinéma n°331-332, été 2010.

** Cf. aussi "Entretien avec Claire Denis", Jeune Cinéma n°296-297, été 2005.


L’Intrus. Réal : Claire Denis ; sc : C.D. & Jean-Pol Fargeau, d’après le livre de Jean-Luc Nancy ; ph : Agnès Godard ; mont : Nelly Quettier ; mu : Stuart Staples. Int : Michel Subor, Grégoire Colin, Katerina Golubeva, Bambou, Florence Loiret-Caille, Lolita Chammah, Béatrice Dalle (France, 2004, 130 mn).



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