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Intrus (l’) (2004) II
de Claire Denis
publié le jeudi 16 juillet 2015

Une géographie filmique
par Nicolas Droin
Jeune Cinéma n°331-332, été 2010

Sélection officielle en compétition de la Mostra de Venise 2004

Sortie le mercredi 4 mai 2005


 


Le sujet est un objet disqualifié.
Mon œil est le cadavre de la lumière, de la couleur

Michel Tournier (1)

L’Intrus, le film de Claire Denis, sorti en salle en 2005, nous arrive seulement en DVD dans une double édition qui comprend Beau travail (1999). Ce film célèbre une vision poétique, panthéiste, du monde, et offre un regard sensible, épidermique, sur l’homme. Un film d’images telles que Francis Bacon se disait "créateur d’images", un flux de sensations, une onde filmique. Une géographie de l’humain.


 

Greffe
 

En premier lieu, le livre de Jean-Luc Nancy, L’Intrus, qui impressionne Claire Denis. Le philosophe y raconte ses sensations suite à une transplantation cardiaque. Le film en sera une libre adaptation (2). Une ligne de fuite. "Je voulais le film greffé au livre" déclare Claire Denis. Greffé, c’est-à-dire, acceptant l’intrusion, l’étranger, la part de l’Autre dans l’être. Aussi le film s’éloigne t-il du livre, se fait hétérogène, ne cesse d’introduire de l’étranger dans son propre corps. L’Intrus suivra les déplacements géographiques d’un corps qui échappe aux autres, à un passé, "qui s’échappe, comme une sorte de déserteur" (3). L’île arrivera comme un recours, un retour, mais "parce que les hommes même volontaires ne sont pas identiques au mouvement qui les dépose sur l’île, ils rencontrent toujours l’île du dehors" (4).
Trebor (Michel Subor) reste, dans un premier temps, extérieur à l’île qui le rejette, comme elle rejette le corps "étranger" de son propre fils à la fin du film. Mais pour Claire Denis, la greffe du livre au film est aussi un processus de transformation, des mots aux images, qui la rapproche du livre, une incarnation dans le réel sensible d’une pensée. D’une certaine manière, elle est d’autant plus proche du texte qu’elle s’en éloigne. La greffe est bien cette rencontre de deux corps hétérogènes. Plus que deux même, multiple. "Moi-même, qui me découvre ici plus double ou plus multiple que jamais" écrit Jean-Luc Nancy (5). La greffe est multiple. Au-delà des citations, des références, le film entraîne avec lui le passé de son acteur, Michel Subor, à travers son rôle dans Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard (1960), qui marqua Claire Denis à l’époque, et aux travers surtout des images, magnifiques, retrouvées, d’un film jamais vu de Paul Gégauff, Le Reflux (1965) (6). Un film qui revient justement, qui insiste et émerge à la surface, images fantômes d’un acte inachevé. Le passé filmique et cinématographique rejoint celui du personnage. Il y a une mémoire des images. Enfin, le flux et le reflux des images charrie également avec lui des échos des récits de Robert Louis Stevenson ou de Herman Melville, tout un imaginaire qui n’a plus de territoire propre mais qui apparaît, de par le film, déterritorialisé.


 

La frontière
 

L’Intrus est un film géographique. Une étendue. Plutôt que de le penser en terme d’histoire et de temps, de profondeur et de sens, il n’est possible de le saisir qu’en terme de surfaces et de sensations. Une logique de la sensation. Un film construit sur l’idée de deux parties, "devenu géographique", dans un découpage entre l’hémisphère nord et l’hémisphère sud (7).
Dès la première partie, tourné dans la petite Sibérie, région sauvage et hostile du Jura, le film présente un paysage autre, dépaysé. Ce territoire excentré, à la frontière, est tout autant un ici et un ailleurs, un désert glacial, une forêt américaine ou encore une savane. Claire Denis excelle dans cet exercice de déterritorialisation de l’image et du paysage par le cinéma. Les couleurs qu’elle capte, les lumières qu’elle enregistre sur la pellicule, transforment l’espace en un Ailleurs. Cette notion de frontière, qui évoque le western, nous rappelle que le cinéma américain et les images de western étaient dans l’esprit de Claire Denis et de sa chef opératrice Agnès Godard. Ainsi du film de western comme de L’Intrus, qui sans cesse nous rappellent qu’il existe des frontières et ne cesse de les repousser, de les anéantir.


 

L’intrus, c’est cet autre cœur, étranger, qui va pénétrer dans mon corps. Le sujet est un être disqualifié comme l’écrit Michel Tournier. Jean-Luc Nancy élargit : l’étranger c’est celui qui insiste et qui fait intrusion, sinon il n’est plus l’étranger. Claire Denis y puise sans doute l’inspiration de ces séquences de passages, de nuit, de clandestins, traversant la frontière. Mais la géographie du film est aussi une géographie des corps. Agnès Godard parle d’un désir de filmer les corps et les visages des acteurs comme des paysages. Cette frontière c’est le corps lui-même et la peau sur laquelle va s’inscrire la cicatrice de l’opération, large faille ou tranchée creusée dans la chair.


 

L’incision
 

La blessure, la fente, par là où l’étranger entre dans le corps de Subor - qui fait écrire à Jean-Luc Nancy "Je suis ouvert fermé" - marque à la fois la séparation, la coupure, entre un dedans et un dehors et en même temps la porosité des deux, l’intrusion de l’extérieur dans l’intérieur. Le film, par la circulation géographique des images, en restitue une vision, une sensation. La cabane sur l’île est cet espace entre le dedans et le dehors : sans toit, traversée par les vents, elle donne sur le ciel et raccroche, rapproche, les nuages des vagues, les mouvements des palmiers des mouvements des hommes. Ici c’est Henri David Thoreau qui nous parle, ou encore Robinson : la cabane est ce lien retrouvé entre la nature et l’homme, cette "quête impossible de la fusion du corps avec le monde" (8), ou peut-être, déjà, cette île déserte dont parlent à sa manière Gilles Deleuze.


 

Les limbes
 

Sous la neige. Le passage du Jura à Pusan en Corée se fait par un raccord météorologique imprévu mais gardé au montage. Ces limbes - c’est ainsi que Claire Denis nomme la partie intermédiaire de son film -, sont habités par la présence d’une masseuse aveugle qui va tendre et détendre la peau de Subor. Cette séquence, aveugle, dans l’ombre, nous dit beaucoup du cinéma de Claire Denis : tenter de faire un film en aveugle, seulement guidé par ses autres sens, le toucher, l’odeur, l’ouïe, c’est tenter l’acte le plus absolu du cinéma, celui de rejoindre directement au toucher de l’œil, celui de rendre palpable la chaleur et la moiteur des corps, la présence sous la peau du désir qui transperce l’épiderme. Ici se déroule une transmission, d’un corps blessé à un autre corps blessé : une transmission de force dans un lieu en attente, dans une attente d’un autre lieu pour renaître à la vie.
Les limbes, ce sont cet entre-deux, entre deux vies et entre deux régions géographique, puisque la vie s’exprime ici non plus en profondeur mais en étendue géographique. Le passage ou la tentative de passage de l’un à l’autre se fait par le passage d’un hémisphère à l’autre. De la neige au soleil. Mais aussi de l’un à son double : d’une forêt à une autre, d’une nuit à une autre, d’un fils à un autre. D’une île à une autre île.


 

L’île
 

L’île est un imaginaire qui attire. L’imaginaire du retour aux origines, d’un recommencement possible. Mais cet imaginaire, comme toute construction mentale, n’est pas sans danger, sans compromis avec la réalité. L’île attire et rejette. "C’est magique, presque trop", déclare Michel Subor, "on a envie d’y rester, mais alors il faut éradiquer sa mémoire. Comme Paul Gauguin ou Paul-Émile Victor. On peut y vivre en autarcie complète" (9). C’est que l’île est surtout déserte car elle rejette le désert autour d’elle, dans l’étendue maritime. Elle rejette le passé et le monde ancien. Elle expulse le corps étranger. Pour Claire Denis, "il se dégage de ces îles du Pacifique un parfum de mort. En débarquant aux Marquises pour les repérages je me suis senti envahie par une mélancolie, une immense tristesse, une angoisse inexplicable. J’ai failli renoncer à y revenir" (10). Pour Gilles Deleuze : "Ce n’est plus l’île qui est séparée du continent, c’est l’homme qui se trouve séparé du monde en étant sur l’île" (11). Un dépaysement s’opère mais celui-ci est tellement radical qu’il ronge, de l’intérieur, les fondements sur lesquels nous nous sommes constitués. "Tes pires ennemis sont à l’intérieur, cachés dans l’ombre, cachés dans ton cœur", déclare le "fantôme", mi-ange mi-démon, interprété par Katia Golubeva, au début du film.


 

De l’étrange beauté du Pacifique, entre la mort et la nouvelle vie possible, Claire Denis rapporte des images aux couleurs franches, des ciels noirs, et s’offre comme une variation chromatique autour du bleu. C’est que la faille du film est également fente de lumière, dans le passage par les limbes, l’ouverture est aussi une ouverture, une entaille dans l’image par la lumière. Cette recherche de la lumière et des couleurs des peintres à travers leur départ vers les îles, Claire Denis et Agnès Godard la retrouvent avec leurs propres pinceaux : une caméra, des corps, des paysages. L’océan, ce vaste désert qui entoure l’île et reflète les derniers rayons du soleil y apparaît comme une peau en mouvement, l’épiderme de la terre. Le paysage s’arrondit sous l’effet des houles : Claire Denis cherchait à faire ressentir, dans les paysages, le fait que la terre est ronde. Et l’île elle-même est cet espace rond, ce lieu séparé qui est en même temps ouvert sur un recommencement possible.


 

Réincarnation
 

Des mots aux images, le cinéma de Denis propose une ré-incarnation du monde. Le livre de Jean-Luc Nancy insiste sur ce sentiment, proche de Antonin Artaud, de se sentir étranger à son propre corps, à son propre cœur. Lorsque son propre cœur commence à défaillir, il ressent "la sensation d’un vide déjà ouvert dans la poitrine". "Il n’y avait rien : rien que la ’propre’ immersion en moi d’un ’moi-même’ qui jamais ne s’était identifié comme ce corps, encore moins comme ce cœur, et qui se regardait soudain" (12).
Ainsi ce passage d’un corps à l’autre, d’un cœur à l’autre, s’incarne dans le film, ou plutôt se réincarne à travers les corps de Michel Subor, de Grégoire Colin. Le cinéma de Claire Denis s’éprouve dans cette incarnation du réel. La mort s’y incarne, les fantômes y prennent chair, les vampires y respirent. Fantastique des corps au cinéma. On sent le cœur battre au fond de la poitrine. "J’ai entendu ses battements me rappelant que j’étais bien vivante" nous dit Claire Denis.

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles

Arthur Rimbaud.

Nicolas Droin
Jeune Cinéma n°331-332, été 2010

* Cf. aussi "Entretien avec Claire Denis", Jeune Cinéma n°296-297, été 2005.

* Cf. aussi "L’Intrus" I, Jeune Cinéma n°292, novembre 2004

1. Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1967.

2. La Blessure de Nicolas Klotz (2003) tire également son origine du livre de Jean-Luc Nancy. À partir d’une enquête et sur un scénario de Élisabeth Perceval, au sujet des demandeurs d’asile africains, tchetchènes, et d’Europe de l’Est, "des intrus qui attendent à leur manière d’être greffés à nous", posant la question : Comment entrer dans un territoire ? Le film a été commenté par Jean-Luc Nancy et l’ensemble a fait l’objet d’un livre +DVD.

3. Michel Subor, dans le supplément DVD du film : L’Intrus, terre étrangère.

4. Texte de Gilles Deleuze, Causes et raisons des îles désertes, dont s’est inspiré Claire Denis, avant de réaliser le film. Texte issu de L’Île déserte, textes et entretiens 1953-1974, Paris, Les éditions de Minuit, 2002, p.13.

5. Jean-Luc Nancy, L’Intrus, Paris, Galilée, 2000, p. 19.

6. Réalisé en 1962, Le Reflux de Paul Gégauff, d’après Robert Louis Stevenson serait sorti en France le 29 mars 1966, et en Italie en 1968. (Sources divergentes)

7. Le film devait être découpé en deux parties. Une partie centrée sur le receveur du nouveau cœur et une partie centrée sur le donneur. Claire Denis souhaitait réaliser le premier et confier la réalisation du second à Leos Carax. Cela n’a pas pu se faire. Mais le lien avec le cinéma de Leos Carax est toujours vivant, vibrant sous l’image, comme cette première image du film de Katia Golubeva, l’actrice de Pola X (1999), au cœur d’une forêt sombre, nocturne.

8. Annie Copperman, "L’Homme au cœur neuf", Les Échos (4 mai 2005).

9. Michel Subor, propos recueillis par Antoine de Baecque, "J’aime que les cinéastes me lancent dans leur univers", Libération (4 mai 2005).

10. Claire Denis, citée par Brigite Baudin, dans "Claire Denis au cœur de l’autre", Le Figaro (4 mai 2005).

11. Gilles Deleuze, op. cit., p.12.

12. Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 16.


L’Intrus. Réal : Claire Denis ; sc : C.D. & Jean-Pol Fargeau, d’après le livre de Jean-Luc Nancy ; ph : Agnès Godard ; mont : Nelly Quettier ; mu : Stuart Staples. Int : Michel Subor, Grégoire Colin, Katerina Golubeva, Bambou, Florence Loiret-Caille, Lolita Chammah, Béatrice Dalle (France, 2004, 130 mn).



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