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Résurgence du happening
Le théâtre et la vie
publié le lundi 26 décembre 2016

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°179, février-mars 1987


 


S’il n’avait été, comme le définit aujourd’hui le Robert, qu’un "spectacle où la part d’imprévu et de spontanéité est essentielle", le happening n’aurait sans doute pas eu l’importance qui fut la sienne dans le théâtre d’avant-garde des années 60. Si le terme est maintenant suffisamment banalisé pour qualifier n’importe quoi et son contraire, un événement imprévu ou une scène hors norme, il ne faut pas oublier que le happening visait plus large et plus profond qu’une simple improvisation spectaculaire.

Tel qu’il fut pratiqué par John Cage et Merce Cunningham dès 1952, puis théorisé par Allan Kaprow aux États-Unis) (1) et Jean-Jacques Lebel en France, le happening se voulait un théâtre du bouleversement total, un renouvellement du champ perceptif de ses participants. (2) Se fondant sur la certitude qu’il ne devait pas y avoir de solution de continuité entre le théâtre et la vie, les constructeurs de ces moments éphémères s’efforçaient, à partir d’un thème non limitatif, de retrouver le libre fonctionnement des activités créatrices hors de toute censure. Improvisation, expression corporelle, utilisation d’objets, collages de situations, toutes les techniques personnelles étaient défendables, dans la mesure où elles s’intégraient à l’effort collectif de sacralisation.

Sans doute le happening ne parvient-il pas toujours à faire oublier qu’un fossé demeurait entre les acteurs et les regardeurs, mais les Festivals de la Libre Expression que Jean-Jacques Lebel organisa entre 1964 et 1967, et qui présentaient les différentes tendances des concepteurs d’événements - groupe Fluxus, Théâtre Panique, etc. - produisirent quelques grands moments. Tous ceux qui ont eu la chance d’assister au Melodrama Auto sacramental célébré par Alejandro Jodorowsky, en mai 1965, au Centre américain à Paris, s’en souviennent comme d’une situation particulièrement intense. (3)

Aux États-Unis, au tout début des années 60, le happening fut une spécialité essentiellement new-yorkaise. Le tout New York branché (à l’époque, on disait "dans le vent") se pressait pour assister aux cérémonies ordonnancées par des plasticiens ’"pop-artistes", - Allan Kaprow, Jim Dine, Robert Rauschenberg -, qui l’agresseraient, l’environneraient, l’interpelleraient de diverses façons pour le faire sortir de son rôle de public.


 

Et le cinéma là-dedans ?

Le cinéma, instrument idéal pour capturer l’éphémère et le fixer, ne pouvait rester à l’écart d’un tel mouvement. Saisir la situation qui se crée et l’épingler sur la pellicule, quoi de plus excitant pour un cinéaste ? Malheureusement, les nécessités du commerce et de l’intelligibilité de la fiction ne permettaient guère à la production courante de s’aventurer dans ces plates-bandes marginales, et le happening au cinéma fut surtout une affaire d’expérimentateurs : les avant-gardistes underground regroupés au sein de la Film-Makers Cooperative des frères Mekas, et qu’on baptise commodément "École de New York" y firent régulièrement appel.

On peut cependant distinguer deux approches :

* Une approche "documentaire" qui se résume à un simple enregistrement du happening à des fins d’archives. C’est le cas des films du groupe Gutaï de Tokyo, présentés dans l’exposition Japon des avant-gardes au Centre Pompidou. (3)

* Une approche plus "fictionnelle" qui crée l’événement pour l’intégrer à un film. C’est la méthode qu’employa systématiquement Andy Warhol lorsqu’à partir de 1962, il se mêla de cinéma, soit en filmant en durée réelle des actions élevées à la dignité "d’événement" selon le principe du ready-made de Marcel Duchamp - Sleep (1963) ; Eat (1963) ; Kiss (1963), soit en réalisant des collages géants de situations - Chelsea Girls (1966), double suite d’improvisations parallèles filmées selon une technique uniforme : un plan fixe d’une bobine).


 

Mais le non-cinéma de Andy Warhol n’avait pour seul intérêt que sa cohérence théorique. Il était par ailleurs monstrueusement ennuyeux. D’autres, qui avaient également recours à l’improvisation, parvenaient à des résultats plus savoureux : les longues dérives de cet étonnant comédien zombie qu’était Taylor Mead (4) dans Flower-Thief de Ron Rice, par exemple, ou les divagations des deux héros de Hallelujah The Hills de Adolfas Mekas, procuraient en quelques instants la délicieuse sensation de vent sur les tempes du cinéma en liberté.
Certes, tout n’était pas toujours de la plus belle eau dans le cinéma underground, mais on pouvait supporter les cacophonies de Stan Brackage - ce "furieux branleur de caméra", comme l’appelait Raymond Borde (5) - pour les émerveillements de Chumlum de Ron Rice, le happening à la peinture blanche de Pat’s Birthday de Robert Breer, les improvisations nostalgiques de Vernon Zimmerman, le futur auteur de de Lemon Hearts, (1963) et de Fondu au noir (Fade to black) en 1980, ou les orgies tumultueuses de Jack Smith dans Flaming Creatures (1963).

Mais toute cette joyeuse poursuite de l’éphémère n’eut qu’un temps, celui que fleurissent les avant-gardes avant de se figer. En 1966, la mode du happening était aux États-Unis dans sa courbe descendante. Mais pas en France, bien sûr, où, le décalage aidant, les années 65 et 66 marquèrent son apogée. Une apogée dont le cinéma-français ne garda pas une très profonde trace. Il faut se souvenir que le cinéma marginal de l’époque était essentiellement militant - les sujets ne manquaient alors pas.
Et l’École de New York ne généra à Paris que quelques essais discrets, dus le plus souvent à des transfuges : (Echoes of Silence) de Peter E. Goldmann (), Day Tripper de Étienne O’Leavy, l’improvisation et l’expression délivrée ne convenant guère, semble-t-il, au "clair génie français". (6)

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°179 de février-mars 1987

Cf. aussi :

* Who’s Crazy ?, Jeune Cinéma n°179, février-mars 1987 et
Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014.

* What a Flash !, Jeune Cinéma n°179, février-mars 1987.

1. Le peintre Allan Kaprow (1927-2006) est devenu "le père du happening", à partir de 1957. Cf. How to make a happening.

2. Jean-Jacques Lebel (né en 1936).

3. Melodrama Sacramental de Alejandro Jodorowsky (1965).

3. Japon des avant-gardes,exposition au Centre Georges Pompidou (11 décembre 1986-2 mars 1987).

4. Taylor Mead (1924-203), Jeune Cinéma n°358, mars 2014

5. Raymond Borde, "Festival de Knokke le Zout", Positif n°60, mai 1964.

6. Une exception - il est vrai qu’il s’agissait de Belges : Partir, c’est mourir un peu n°2, de Bidou & Caudron, hilarante poursuite débridée entre deux zozos, jamais revu depuis le Festival universitaire de Lille de 1967.


* Who’s Crazy ? (La Clef des champs). Réal : Allan Zion & Tom White ; ph : Bernard Daillencourt ; mont : Denise de Casabianca ; texte français : Jean-Jacques Lebel dit par Marcel Cuvelier ; mu : improvisée par les acteurs, puis rajoutée en 1966 : Ornette Coleman, David Izenzon & Charles Moffett. Int : Living Theatre, sans Julian Beck et Judith Malina (USA, 1965, 83 mn).

* Who’s Crazy ? David, Charlie and Ornette. Réal : Dick Fontaine ; ph : Richard Leiterman ; mont : Mike Le-Mare ; son : Christian Wangler ; narrator : Alan Dell. Int : Living Theatre (Grande Bretagne, 1966, 27 mn).
Ornette Coleman enregistrant la bande son de Who’s Crazy ?

* What a Flash !. Réal, sc : Jean-Michel Barjol ; mont : Chantal Durand ; ph : Renan Pollès ; son : Jean Charrière, Jean-Pierre Ruh, Pierre Lenoir. Int : Jean-Pierre Coffe, Jean-Claude Dauphin, Jean-Claude Dreyfus, Daniel Guichard, Diane Kurys, Catherine Lachens, Bernadette Lafont, Serge Marquand, Tonie Marschall, Maria Schneider, Peter Vassiliu (France, 1972, 95 mn).



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